Une nouvelle donnée pointe le bout de son nez dans le monde du rugby : l'indice de performance. Un outil encore perfectible mais qui pourrait à terme avoir une influence énorme dans l'analyse des rencontres et l'évaluation des joueurs.
Il n'aura pas échappé à grand monde que le rugby est un sport complexe, avec ses règles tarabiscotées qui évoluent sans cesse, certes à la marge, mais avec une régularité qui n'aide pas le grand public à se familiariser aisément avec ses capricieux rebonds. Au milieu du terrain, trente gars aux physiques variés (mais de moins en moins) multiplient des actions tout aussi variées. Cette pluralité des tâches entraîne forcément une spécialisation des individus. En clair, chaque joueur dispose de missions spécifiques relatives à son poste et à ses qualités.
À partir de ce constat évident, il est très difficile de pouvoir comparer deux membres d'une équipe, étant donné qu'ils n'ont absolument pas le même travail à effectuer. Comment en effet évaluer les rendements d'un Baptiste Serin (1,80 m, 76 kg) et d'un Uini Atonio (1,96 m, 145 kg) avec les mêmes critères ?
Une jeune start-up française créée il y a trois ans et dirigée par l'ancien international tricolore Thomas Lièvremont (35 sélections entre 1996 et 2006) s'est lancée ce défi en élaborant un indice de performance pouvant juger la prestation de tous les joueurs de rugby grâce à une banque de données gigantesque. « On a essayé de mettre au point une formule qui nous permettrait de comparer un pilier avec un ailier, et un joueur qui a joué 20 minutes avec un autre qui en a joué 80 », explique un analyste au coeur du projet.
« Après avoir fait la synthèse de toutes les actions des joueurs, il faut faire la distinction entre le volume et la qualité de ces actions »
Un analyste qui travaille sur l'indice de performance
Toutes les phases de jeu imaginables sur un terrain ont été prises en compte. Ainsi, l'algorithme s'appuie sur plus de quarante actions qu'un joueur peut être amené à réaliser. « On n'a rien voulu laisser de côté pour être le plus précis possible. » Une fois ce premier travail de fourmi effectué, arrive un second enjeu, évidemment le plus important : « Après avoir fait la synthèse de toutes les actions des joueurs, il faut faire la distinction entre le volume et la qualité de ces actions. »
Autrement dit, chaque tâche réalisée par un joueur est jugée en fonction de son efficacité : touche trouvée ou non, lancer réussi ou manqué, soutien efficace ou pas... Jusque-là, rien de bien révolutionnaire. Mais des éléments précis entrent en jeu, à commencer par le temps passé sur la pelouse. « On a fait appel à une prof de maths d'université qui nous a mis en place un calcul par rapport au temps de jeu, souligne le data scientist. On a ainsi pu faire un ratio pour évaluer sur un même plan les performances d'un titulaire et d'un remplaçant. »
Évidemment, la donnée la plus importante à prendre en compte reste le poste du joueur évalué. Chaque action spécifique est ''coefficientée'' en conséquence : « Par exemple, le talonneur a des lancers, c'est une action en plus que les autres n'ont pas. Du coup, elle prend logiquement une importance supérieure dans la cotation de ce joueur. Et nous sommes allés plus loin que ça pour les phases collectives. Il a fallu pondérer l'impact des première-ligne, des deuxième-ligne et des troisième-ligne sur une mêlée, tous n'ayant pas la même influence. »
Sauf que, comme il arrive parfois à un gardien de marquer un but au football, certains joueurs sortent de temps en temps de leur domaine de compétence pour réussir une prouesse inattendue : un ailier peut gratter un ballon dans un ruck (coucou Gabin Villière) et un talonneur peut franchir le rideau défensif et percer sur quarante mètres (hello Julien Marchand). Ces « sur-performances » sont donc récompensées par un coefficient amélioré dans le cas où le joueur réussit une tâche qui sort de son champ d'action classique.
Autre donnée à prendre en compte : l'importance de l'action sur la rencontre. Si un joueur se montre décisif, il va forcément voir son indice de performance croître. Pour prendre un exemple récent, l'ailier écossais Duhan Van der Merwe, auteur d'un doublé face aux Bleus la semaine dernière (23-27), dont l'essai de la victoire dans les arrêts de jeu, récolterait une évaluation énorme.
Mais l'importance de l'indice ne s'arrête pas à quelques coups d'éclat : « Un joueur qui aura participé activement aux phases offensives et défensives pendant 40 minutes aura au moins une aussi bonne note qu'un autre qui a eu trois actions clés dans le match. Sur ce même France-Ecosse, le troisième-ligne Hamish Watson, excellent tout au long de la rencontre, aurait sans doute une meilleure note que Van der Merwe. »
En fonction de leur standing, les joueurs sont classés en trois catégories précises : or (niveau international), argent (niveau continental et national) et bronze (deuxième division). « Le niveau de compétition compte, c'est important, assure l'analyste. On compare les joueurs en fonction de la catégorie dans laquelle ils évoluent. » La régularité peut toutefois être récompensée, et un joueur de niveau bronze avec un indice de performance élevé pendant de nombreuses semaines peut à terme passer en argent.
L'indice de performance attire l'intérêt de nombreux acteurs du rugby : les entraîneurs, les agents, et aussi les médias. « Bien manipulé, c'est un outil qui peut permettre aux gens d'être mieux initiés au rugby, de regarder les matches différemment, plutôt que de garder des oeillères en se concentrant uniquement sur les actions d'éclat de l'ouvreur ou du centre qui franchit. »
Il peut également permettre de faciliter la tâche des recruteurs, à la recherche de joueurs réguliers dans la performance et complets : « De plus en plus de clubs s'organisent autour du recrutement, c'est dans ce domaine que l'indice de performance va le plus servir. » Même s'il faut rester attentif à « ne pas prendre les rugbymen pour de la marchandise ».
« C'est dans le domaine du recrutement que l'indice de performance va le plus servir »
Un analyste qui travaille sur l'indice de performance
La fiabilité des données est également primordiale pour ne pas obtenir des résultats faussés qui pourraient sous-évaluer ou surévaluer la performance d'un joueur. « S'il y a des erreurs, des oublis, ça influence trop l'indice et il faut donc faire attention. Il reste encore beaucoup de travail pour se perfectionner, le rugby n'est pas encore au point dans le domaine de la production de données, contrairement au football. Une fois encore, l'indice de performance est un outil génial, mais il reste un outil d'aide. »
Le ressenti humain conservera quoi qu'il arrive la priorité dans l'analyse d'un match. Mais l'indice de performance pourrait avoir un rôle à jouer dans un sport qui ajuste son cadre traditionnel aux contours d'un modernisme scientifique, dans la quête perpétuelle du progrès. « C'est là tout l'intérêt, sourit l'analyste. Le jeu évolue sans cesse, et l'algorithme évoluera avec lui. »
Nous avons sélectionné trois acteurs : le troisième-ligne ultra-actif de l'ASM, Peceli Yato ; le pilier bordelais Ben Tameifuna, habituellement aligné à droite et cette fois-ci titulaire à gauche ; et le jeune ailier remplaçant de l'UBB, Nathanäel Hulleu. Afin de détailler les performances de ces trois joueurs, nous avons ressorti sept critères parmi la quarantaine que prend en compte l'algorithme pour établir l'indice de performance.
Même s'il fait partie de l'équipe perdante, Peceli Yato (91,6) a eu un rendement tellement important et qualitatif qu'il a obtenu le meilleur indice de performance. Moins longtemps sur le terrain, Ben Tameifuna (74,5) a alterné le bon (soutiens efficaces) et le moins bon (une pénalité concédée). Entré en jeu en deuxième période, Nathanaël Hulleu (81,5) a eu peu de volume sur les actions principales, mais son bon indice de performance est justifié par son essai décisif après la sirène, qui fait basculer la rencontre.