Mardi : Les Bleus seuls au monde avant la finale (1/2)
Mercredi : Un point et la vie pour y penser (2/2)
Jeudi : Dusautoir et Harinordoquy plongent dans la boîte à souvenirs
Vendredi : Stephen Donald, un héros venu de loin
Ils sont désormais seuls dans le vestiaire de l'Eden Park. Marc Lièvremont, le sélectionneur, est monté dans les tribunes. Leur parvient le murmure de la foule. Une foule avec un goût âcre dans la bouche, qui attend le sacre annoncé des All Blacks. Les joueurs ont reçu de France, ces jours derniers, foule de messages d'encouragements, comme si, après s'être agacé de son parcours chancelant en poules, le pays s'était pris d'affection pour cette équipe foutraque et son entraîneur sans faux-semblant. Après avoir traversé ces semaines de chaos, failli mourir dix fois, s'être engueulé autant, voilà cette équipe désormais en finale de la Coupe du monde. Seule mais debout entre ces murs de l'Eden Park, prête à se battre jusqu'au dernier sang face à la légende de ce jeu. Aurélien Rougerie, 76 sélections, s'adresse aux autres. « Je n'échangerais aucun de vous contre un joueur australien, un Black, un Irlandais. C'est avec vous que je veux jouer cette finale ! »
Quelques minutes avant le coup d'envoi, l'arbitre entre dans le vestiaire des Français. Le Sud-Africain Craig Joubert vérifie les crampons, donne ses ultimes consignes. Marc Lièvremont et Joël Jutge, conseiller des Bleus pour l'arbitrage, sont allés le rencontrer la veille. Jutge, aujourd'hui responsable des arbitres de la Coupe du monde, avait prévu des extraits vidéo notamment sur Richie McCaw. Joubert a refusé de les voir. Il a passé toute la semaine à son hôtel avec Paddy O'Brien, le patron des arbitres, un Néo-Zélandais. « J'aimais bien Joubert, raconte Lièvremont, c'est un bon arbitre et un bon mec. Je lui ai dit : "Craig, on sait, toi et moi, que les Blacks sont la meilleure équipe du monde. Ça fait deux mois que tu es dans ce pays, je ne vais pas te dire ce que tu as à faire..." Il m'a répondu : "Marc, je te le dis, les yeux dans les yeux, ce sera quinze noirs contre quinze blancs !"»
Les deux équipes se joignent dans le couloir qui mène à la lumière... Côte à côte. Dans leur vérité nue. « Cet instant m'a paru durer une éternité, se souvient Imanol Harinordoquy, j'avais une impression de force et de sérénité, comme si le temps s'était arrêté. » Lièvremont, attend en tribune, serein, habité. « Je croyais depuis toujours en notre destin. » « En rentrant sur la pelouse, se souvient Dimitri Yachvili, je n'ai vu que du noir, le stade était entièrement noir. » Les Blacks se positionnent pour leur traditionnel haka. « On voyait qu'ils attendaient quelque chose de nous, se souvient Harinordoquy. Ils n'étaient pas concentrés comme d'habitude. » Les Français se prennent alors par la main et forment un V.
Cette attitude, que s'est appropriée l'armée néo-zélandaise, équivaut à une invitation au combat dans la culture maorie. Une idée soufflée par l'officier de liaison des Bleus, qui est néo-zélandais. « On voulait montrer qu'on existait, que l'on avait de la testostérone et qu'on ne s'enlèverait pas », dit Harinordoquy. Les joueurs français se rapprochent des Blacks et dépassent la ligne médiane. « Certains poussaient pour aller plus loin, poursuit-il. Si je regrette un truc sur cette finale, c'est de ne pas avoir avancé quelques mètres de plus. »
La FFR recevra une amende de 1 000 dollars « pour franchissement de ligne », raconte le président de la fédération, Pierre Camou * : « Des supporters de France et du monde entier nous ont gentiment écrit pour nous aider à régler la note mais on a payé. »
« L'avantage et l'inconvénient de ce genre d'action, résume Harinordoquy, c'est qu'ensuite faut pas prendre 40 points »
« L'avantage et l'inconvénient de ce genre d'action, résume Harinordoquy, c'est qu'ensuite faut pas prendre 40 points. Sinon, tu passes pour une trompette. » Dès le début du match, on voit qu'il n'en sera rien. « L'idée principale consistait à tenir le ballon, coller au score et mettre la pression sur Piri Weepu car on savait qu'il pouvait déjouer », explique Lièvremont. « On avait vu que lorsqu'une équipe tenait les ballons et les envoyait vite derrière, ils étaient gênés, poursuit Yachvili. Mais il fallait avoir des ballons... »
« Et des ballons propres, précise Pascal Papé. Pour cela, les zones de ruck devaient être notre territoire... » Il faut savoir interpréter les litotes... « On s'était dit que McCaw et Kaino ne feraient pas leur loi, poursuit Papé. Dès le départ, on l'a fait savoir. Les premières minutes, ça piquait de partout. » Les deux flankers blacks vont passer une soirée en enfer. « Sur chaque ruck, il fallait les pointer », avoue Yachvili.
Il se dit que Richie McCaw est né hors jeu, tout du moins joue-t-il avec génie de la règle pour pourrir les ballons adverses. C'est à l'arbitre d'être vigilant. Mais l'aura du capitaine des Blacks le paralyse. Philippe Saint-André qui commente le match pour RMC, glisse à Laurent Depret à ses côtés : « C'est mort, Joubert ne s'adresse pas aux deux capitaines de la même façon, il dit "Richie" à McCaw et "capitaine white" à Dusautoir. » Comme Joubert n'intervient pas sur les rucks, ceux-ci vont ressembler à des zones de non-droit où s'exerce toute sorte de violence. Où l'on ne fait pas de prisonnier. « Franchement, convient Papé, dans la dureté sur les phases de combat, ça fait partie des plus grands matches que j'ai joués, peut-être le plus grand. »
« On lui a tout fait. Je me revois marcher sur son avant-bras qui traînait où il ne devait pas et regarder Joubert droit dans les yeux »
Un joueur du quinze de France
Devant l'inaction de l'arbitre, les Français décident de signifier à McCaw les limites du permis et du défendu. « On lui a tout fait, raconte un joueur, c'était d'une violence rare, je me revois marcher sur son avant-bras qui traînait où il ne devait pas et regarder Joubert droit dans les yeux... Il n'a rien dit. » Comme Josh Kronsfeld en 1999, McCaw est châtié mais ne bronche pas. Et ne se montre pas ingrat en retour. À la 15e minute, il « éclate » l'arcade sourcilière de Morgan Parra d'un maître coup de genou dans un parfait timing qui empêche de siffler la faute à vitesse réelle. Du grand art.
Quelques instants après, sur une touche, les Blacks marquent un essai grâce à une combinaison appelée « teabag », sachet de thé, à la suite d'une analyse vidéo de l'actuel coach des Blacks, Steve Hansen. Mais les Français tiennent le match et vont même monter en puissance. Parra, les yeux tuméfiés doit sortir. François Trinh-Duc le remplace. Il a été mis sur le banc pour son manque d'implication. Le Montpelliérain a ruminé mais s'est montré bon camarade. « L'attitude de François, de tous ceux qui ne jouaient pas, a été exemplaire, note Yachvili. Ce jour-là, on était vraiment une équipe, une grande équipe ! »
« J'étais content d'être sur le banc, dit Trinh-Duc, certains n'avaient pas cette chance. Lorsque Morgan sort, c'est très malheureux pour lui, mais t'es un peu égoïste, t'es heureux de jouer. J'ai tout donné, on nous avait expliqué que la France n'avait rien à faire ici et moi non plus. Quand je rentre, je sens les Blacks timorés, on voyait qu'il fallait tenter des coups. » Les Français prennent peu à peu possession du match et bousculent leurs adversaires. « On savait qu'au rugby, les Blacks étaient meilleurs, dit Yachvili, mais nous, on avait la folie. » 8-0 à la mi-temps. « L'atmosphère était très sereine, raconte Trinh-Duc. On n'avait pas l'impression d'être dans un vestiaire de finale de Coupe du monde. » Papé : « On se sentait forts. » Yachvili prend la parole : « On continue à les agresser, à leur mettre des coups de casque. »
La domination physique française est maintenant manifeste. « Marc m'avait demandé d'avoir notre pic de forme au moment de la phase finale, raconte Julien Deloire, le préparateur physique. On a donc continué à travailler pendant le premier tour si bien qu'on est passés très juste... » Mais le pari est payant. « Et puis, paradoxalement, explique Yachvili, on a libéré notre rugby sur ce match. » C'est ainsi que les Français inscrivent un essai par Dusautoir. Trinh-Duc transforme. Un seul point les sépare des Blacks. À la 65e minute, une pénalité est enfin sifflée, en leur faveur, à 48 m des poteaux. Yachvili, blessé, ne peut plus taper dans un ballon. « Damien Traille est sur le terrain, raconte Trinh-Duc, tout le monde se regarde. Je ne sais plus exactement comment on a décidé. » « C'est peut-être un péché d'orgueil de François, note Lièvremont, car j'avais pris Damien aux dépens de Cédric Heymans pour son jeu au pied long. » « Je n'y ai pensé qu'après, dit Papé. Je me suis dit : "Merde, il y avait Damien..." » Mais il n'est pas venu prendre le ballon pour la tenter.
La pénalité est largement manquée. « Dès lors, on savait que Joubert ne sifflerait plus, lâche Yachvili, il baissait les yeux. » Il est souvent d'usage qu'un arbitre ne décide pas du sort d'un match dans les ultimes minutes. « Kaino prend la balle sur le côté dans un ruck, raconte Harinordoquy, je regarde Joubert... » Dans le dernier quart d'heure, les Français bousculent aussi les Blacks en mêlée. « Ils se relèvent plusieurs fois, soupire Nicolas Mas. Mais rien. » Lui comme les autres n'en dira pas davantage sur l'arbitrage. Pas même Lièvremont. « Non, ce n'est pas là-dessus que l'on a perdu, je regrette surtout quelques coups qu'on n'a pas joués ou mal. Et sur la fin, je regrette de ne pas avoir fait sortir plus tôt le ''Yach''. » « J'étais mort », confirme celui-ci. « Je rêvais que le gamin entre et nous fasse gagner », dit Lièvremont à propos de Jean-Marc Doussain (20 ans alors), qui a connu sa première sélection en finale de la Coupe du monde. Las, il commet un en-avant qui sonne le glas des Français.
« Quand le mec est meilleur, tu lui serres la main, mais là, c'est le pire sentiment que tu peux éprouver en sport : avoir la certitude que tu as été le meilleur et avoir néanmoins perdu »
François Trinh-Duc
Peu après, Joubert siffle la fin de la rencontre. Pierre Camou ne verra jamais cet instant. « J'étais dans les entrailles du stade. Les officiels étaient venus me chercher pour le protocole. » Lorsqu'il arrive sur la pelouse, il ne voit chez les siens que tristesse et désolation. Le colosse Nallet est en pleurs. « À cet instant, tu es fragile, authentique, dit Yachvili. Moi, je suis allé remercier Marc. » Les joueurs errent, hagards. « Quand le mec est meilleur, tu lui serres la main, explique Trinh-Duc, mais là, c'est le pire sentiment que tu peux éprouver en sport : avoir la certitude que tu as été le meilleur et avoir néanmoins perdu. » « Au fond de moi, se souvient Yachvili, il n'y a que du beau. Bien sûr, j'ai un fort sentiment d'injustice mais je me dis aussi que si on n'est pas champions du monde, c'est qu'on ne le méritait pas. Nous avons été dignes et la plus grande équipe du monde était championne. Les choses étaient à leur place. »
Il est presque midi en France, 15 millions de personnes sont devant leur écran. « Je n'ai jamais regardé ce match, assure Trinh-Duc. Et je ne le ferai jamais, ou bien quand cela ne me fera plus mal. » Aucun joueur ne l'a revu. La plupart des Français n'échangent pas leur maillot. « D'habitude tout le monde cherche à changer son maillot avec un Black, raconte Papé. Eux voulaient. Mais pas nous. Parce que, ce soir-là, le maillot mythique, c'était le blanc. »
Le protocole ne se préoccupe guère des vaincus. Les Néo-Zélandais perdent un peu le sens de la convenance, comme le suggère Camou : « La dimension culturelle et historique que représentait ce match pour eux a pris le pas sur le sport. » Le lendemain, pour la remise des trophées, il n'y aura aucun mot pour l'équipe de France. « Alors on a foutu le bordel et on a gagné la 3e mi-temps », sourit Yachvili. « On est partis dans un bar sur le port jusqu'au petit matin, détaille Harinordoquy. Et tout d'un coup, des centaines de supporters d'autres pays, des Gallois, des Irlandais, se sont mis à chanter la Marseillaise. Ç'a été ça notre reconnaissance, celle du peuple du rugby. »
Juste après la finale, ce fut une morne soirée. « J'avais trop de frustration pour me saouler la gueule », lâche Papé. Quelques-uns finissent tout de même par faire ouvrir le pub en face de l'hôtel. En traversant la rue, Trinh-Duc torée les voitures comme Gabriel Fouquet (Jean-Paul Belmondo) dans le film « Un singe en hiver ». À l'étage, sur la terrasse, les Berjalliens laissent s'écouler la nuit au fil de leur amitié. Celle qui les a menés de leur adolescence au stade Pierre-Rajon à cette finale à l'Eden Park. Il y a plus de silences que de mots. Lionel Nallet attrape sa bière et lâche, dans un soupir : « Tout de même ce McCaw. » Le respect, c'est ce qui reste quand tout s'est écroulé. Un autre jour se lève sur Auckland.