Ma vie (professionnelle) me permet de voyager, j'ai conscience de mon privilège et cela fait plus de 20 ans que je parcours différents continents et que je m'installe (provisoirement) dans divers pays.
L'humanité est follement remarquable, mais néanmoins elle s'avère moins diversifiée qu'il n'y paraît. Les caractéristiques principales (devrais-je dire les travers ?) sont omniprésentes où qu'on se trouve : la cupidité, la colère, l'égoïsme, le mensonge, sont parmi tant d'autres l'apanage de tous les hommes, où qu'ils vivent et quels qu'ils soient...
C'est ainsi qu'à la lisière de la grande histoire universelle, se trouvent d'autres histoires plus pittoresques, histoires dont l'écho dépasse rarement un cercle étroit de témoins...
Ce sont quelques unes de ces histoires dont j'aimerai vous parler....
Je venais de poser mon sac dans ce village africain et je me demandais l'accueil que les autochtones me feraient. Certes cette partie de l’Afrique était d'une telle pauvreté qu'elle n'avait jamais attiré la convoitise de mes congénères, néanmoins la couleur de ma peau véhiculait à elle seule un passif et un passé que je ne pouvais pas ignorer et par ailleurs, le pays tout entier était en proie à l'une de ses pires périodes de famine. Autant dire que j'arrivais là sur la pointe des pieds...
Trouver un interprète s'avérait indispensable à ma mission, on ne salue jamais assez l'oeuvre de celles et ceux qui accomplissent cette fonction, car en plus de leurs ressources linguistiques, ils doivent posséder une personnalité telle, qu'elle inspire à chacun des interlocuteurs la confiance nécessaire à tout échange constructif et pacifié.
Où pouvait donc se cacher cet oiseau rare ?.
En parcourant la rue à pieds, j’aperçus un vieil homme blanc à l'intérieur d'une case, peut-être pouvait-il me renseigner ?
Parvenu sur le seuil de son entrée, je me mis à le héler, mais rien n'y fît. L'homme que j'avais entrevu ne daigna pas sortir de son habitation. Alors je poursuivis ma route en renonçant temporairement à lui parler.
Mais le lendemain, je revins l'importuner et cette fois l'homme ne se déroba pas.
Il sortit et me tendit une main ferme et vigoureuse. " Je m'appelle Tom, vous êtes français vous aussi ". Je ne pus m'empêcher de sourire, la destinée parfois facétieuse me comblait, un concitoyen, je ne pouvais pas mieux tomber !
Après m'être présenté à mon tour, je lui indiquais rapidement l'objet de ma recherche, il me scruta de ses yeux clairs puis m’interrogea sur le montant de ses émoluments. La somme indiquée lui sembla suffisante et nous convînmes de nous revoir dès le lendemain.
Si j'avais pu prévoir ce qu'il en serait j'aurai certainement moins bien dormi que je ne le fis cette nuit là....
Le lendemain, comme convenu, je me rendis à son adresse, et là comme la première fois, il ne répondit pas à mon appel. Qu'à cela ne tienne, je me fis un devoir d'entrer.
En pénétrant dans la case je compris pourquoi il n'avait pas répondu, il dormait encore, caché tout entier sous une étoffe artisanale et bigarrée. En m'approchant de lui, je vis dans la pénombre du lieu, que la couverture était entachée à divers endroits. Des traces brunes qui ressemblaient à du sang séché. Inquiet et intrigué, je découvris brusquement le vieil homme, la découverte brutale de son état livide et rigidifié me fit lâcher la couverture et me glaça le sang.
Paniqué et hébété, je me mis à me demander ce qu'il fallait faire, étant entendu qu'appeler du secours n'avait plus de sens et qu'ignorant la langue de mon pays d'accueil je ne pouvais pas justifier de mon innocence puisque de toute évidence il s'agissait d'un crime. Mais je fus interrompu dans ma réflexion, par l'arrivée impromptue d'une femme qui découvrant la scène se mit à hurler avec ferveur.
Ses cris firent arriver plusieurs personnes et tous se mirent à parler avec entrain et agitation. Si je ne comprenais rien à leurs propos, je comprenais à leurs regards qu'ils avaient fait de moi le principal suspect de cet homicide et cette perspective m'effrayait.
L’effraiement me faisant transpirer, cela conforta peut-être un peu plus encore leurs convictions et bientôt plusieurs homme se jetèrent sur moi et m'immobilisèrent au sol. Quelques minutes plus tard, des militaires locaux vinrent me chercher.
Par chance l'ambassade française me fit parvenir un avocat et un traducteur, et deux jours plus tard on procéda à mon interrogatoire.
" Pourquoi l'avez-vous tué ? "
" je ne l'ai pas tué, j'avais rendez-vous avec cet homme "
" pour quelle raison ? "
" il devait me servir de traducteur "
" dans ce cas, vous savez comment il s'appelle ? "
" je connais son prénom, il s'appelle Tom "
" Tom ? "
" Oui, Tom "
" N'importe quoi, il ne s'appelle pas Tom, voila ses papiers, il s'appelle Lucien, Lucien Guillar "
" Moi il m'a dit qu'il s'appelait Tom "
" Mettons, mais ça ne vous empêche pas de l'avoir tué, ça prouve aussi que vous ne le connaissiez même pas et que vous me racontez probablement n'importe quoi "
" je vous promets que je n'ai pas tué cet homme "
(il rit)
" vous me promettez ?, mais tout le monde dans votre position promet qu'il n'a rien fait. Sur la couverture on a trouvé vos empreintes "
( l'avocat me fît signe qu'il allait parler)
" et l'arme du crime où est-elle ? "
" demandez le à votre client, ici des empreintes sont suffisantes "
On me raccompagna jusqu'à ma cellule et je ne pus dormir une seule minute de toute la nuit suivante.
Pourtant le lendemain, l'avocat revint et m’annonçât qu'on allait me libérer, le vrai criminel s'étant lui même livré à la justice et il s'agissait là encore d'un compatriote.
C'est là que cette histoire devient paradoxale. Pourquoi ce crime a-t-il eu lieu ?, pour des faits vieux de 54 ans (nous étions alors en 1943).
En effet le dénommé Guillar était alors un jeune milicien de 22 ans, un fanatique tordu et convaincu d'accomplir une juste mission. Sa spécialité ?, la torture !. Et le 13 avril 1943, il s'est acharné sur une résistante pour lui soutirer des aveux, il a si bien oeuvré que la jeune femme est morte sans avoir livré quoi que ce soit. A la libération, Guillar a fui la France comme bon nombre de ses semblables et son errance l'a mené jusqu'en Afrique, jusque ce village où il s'est réfugié.
Quant à son assassin, il s'agit du petit fils de la soeur jumelle de la victime de Guillar. Un homme de trente huit ans qui baroudait en Afrique. Comment a-t-il su me demanderez vous que Tom était en fait Lucien Guillar ? Grâce à un détail, un détail qui était rare à cette époque, un tatouage (une tête de mort accompagné de la lettre J) sur l'avant bras, car ce que je ne vous ai pas encore dit, c'est que la Résistante et le Milicien, étaient originaires d'une même village, aussi la soeur jumelle de la défunte avait-elle souvent évoqué en famille et avec force détails le crime impuni de celui qui s'était enfui et ne serait hélas sans doute jamais puni par la loi des hommes.
C'était compter sans la mémoire et sans le hasard, sans le fait que grandes histoires comme petites histoires appartiennent aux hommes et restent à ce titre imprévisibles. Pour conclure, je rends grâce à l'assassin baroudeur car s'il s'est rendu aux autorités c'est pour avoir appris qu'un autre avait été arrêté et était soupçonné d'avoir commis ce crime ...