L'ÉQUIPE DE FRANCE
« Au regard des moyens économiques, des moyens sportifs et de l'engouement dont dispose la France, les All Blacks du rugby, c'est nous ! »
« La possibilité de voir un entraîneur étranger prendre la tête de l'équipe de France après la Coupe du monde au Japon a fait l'objet d'un référendum. Qu'en pensez-vous ?
Si on prend l'exemple de Warren Gatland (sélectionneur du pays de Galles), le problème, c'est qu'il n'aura pas la même emprise sur les internationaux. Quand (l'arrière gallois) Leigh Halfpenny jouait à Toulon (2014-2017), il suivait d'abord les directives du médecin du pays de Galles avant celles du médecin du RCT. Après, je ne suis pas contre un entraîneur étranger. Mais j'ai l'impression qu'on est aveugle. Il y a un entraîneur qui marche sur l'eau. Quand je vois le travail qu'ont fait Ugo Mola et son staff... Si j'étais Bernard Laporte, je leur demanderais de faire la même chose en équipe de France ! Toulouse pratique un rugby qui me fait rêver.
Est-ce possible ?
Oui ! Faut arrêter. Ç'a été la faute du Top 14 avec trop de matches joués. Les mecs jouent moins, ça n'a pas amélioré les résultats. Puis trop d'étrangers, mais il n'y en a quasiment plus et toujours pas de résultats.
Est-ce une question de talent alors ?
On peut être champions du monde ! Vous allez dire que je suis utopique, mais individuellement, on a les joueurs qu'il faut quasiment partout. On a un état d'esprit, on est un peu revanchard. On a trois mois pour se préparer physiquement et créer de la cohésion. La Coupe du monde au Japon n'est pas perdue, on peut surprendre. Je vous rappelle 1998 et Aimé Jacquet ?
Mais qui est Zidane ? Qui est Deschamps ? Qui est Barthez ?
(Silence.) Chaque Coupe du monde révèle des joueurs.
Si vous pouviez aligner douze joueurs étrangers en finale de Coupe d'Europe, comme à la belle époque du RCT, le referiez-vous ?
Oui ! D'ailleurs, le club se porterait mieux ! Grâce à ça, on a rempli les stades et augmenté les audiences télé et donc les droits télé ! Certains nous ont dénigrés, mais sont contents de toucher plus de droits télés. N'oubliez pas que lorsque j'ai repris le RCT (en 2006), mon objectif était de faire revivre le club, pas de faire gagner la Coupe du monde à l'équipe de France. À l'époque, les internationaux français jouaient à Toulouse, au Stade Français et à Biarritz. Je prenais les étrangers qui voulaient bien venir chez moi en les payant plus cher. Les JIFF (joueurs issus des filières de formation) ont recréé ça, une inflation des salaires.
Avec dix ans de recul, pensez-vous que votre politique, comme celles d'autres présidents, explique en partie les problèmes actuels de l'équipe de France ?
Non. Le modèle du RCT correspondait à une problématique du moment. Il a contribué à développer le rugby, à développer les audiences, à intéresser les gamins au rugby. Après, que les instances n'aient pas su thésauriser là-dessus, ce n'est pas le problème de Toulon. On a donné de la matière, il fallait construire là-dessus. Si demain je dépose le bilan, le Tribunal de commerce ne me trouvera pas de circonstances atténuantes, même si j'ai dix joueurs en équipe de France. On adapte nos politiques dans l'intérêt de nos clubs. Si en plus, on peut aider l'équipe de France, on ne va pas s'en priver. Mais il n'y a aucune reconnaissance. La LNR et les clubs donnent beaucoup d'argent à la Fédération alors que ça devrait être l'inverse. La FFR devrait encourager les clubs à suivre une certaine politique.
C'est l'histoire de deux systèmes qui cohabitent, mais qui sont à la limite de la rupture...
Il faut une grande réflexion nationale, une grande union nationale...
Ça fait plus de dix ans qu'on entend ce discours...
(Il coupe.) Parce que ce sont toujours les mêmes personnes qui sont là. Le rugby a fait le choix du collectivisme. Il est en train de comprendre qu'il faut passer à une économie de marché. Il y a un modèle à créer où l'argent sera un véritable atout, l'équipe de France gagnerait. Mais l'argent reste un tabou. Dans l'esprit des jeunes, le rugby ne pouvait pas jouer le rôle d'ascenseur social. Il y avait le foot, le basket, le rap, mais pas le rugby. Au regard des moyens économiques, des moyens sportifs et de l'engouement dont dispose la France, les All Blacks du rugby, c'est nous ! C'est une aberration totale. On paie nos mauvais choix. À une époque, le rugby a complètement nié son rôle sociétal. Ça nous a coupés d'un tas de gamin. On a laissé le foot récupérer la culture urbaine. L'erreur qui est faite aujourd'hui, c'est que la LNR souhaite ériger un modèle de club pour que tous les clubs se ressemblent. On est tous différents et complémentaires. Il y en a qui sont faits pour la formation, d'autres pour remplir les stades, d'autres encore pour les audiences... Il y a enfin le tabou du transfert, qui est un gros mot dans le rugby.
Le marché existe-t-il ?
Il y a le CAC 40 dans le rugby ! Mais le plus paradoxal, c'est qu'en légiférant sur les JIFF, la LNR a créé des transferts. Si la réglementation sur les JIFF n'existait pas, les contrats de Maestri et Fickou (au Stade Toulousain) n'auraient jamais été rachetés par le Stade Français à des salaires démesurés. Il y a une inflation incroyable sur les salaires malgré les chiffres publiés par la Ligue. Pour compenser l'absence des internationaux, et à cause du dispositif sur les JIFF, les clubs ont fait jouer des jeunes. C'est plutôt une bonne chose. Sauf que dans la moyenne du salaire des JIFF calculée par la Ligue, il y a ces jeunes qui sont payés trois francs six sous car ils n'avaient jamais joué. Sans ça, les salaires des JIFF ont subi une explosion qui n'est pas justifiée et qui pose problème. Aujourd'hui, un jeune joueur français ne doit pas être très bon et beaucoup travailler pour gagner beaucoup d'argent. La première question d'un agent de joueur est : "De combien de JIFF as-tu besoin ?", avant même de parler du poste. Ça entraîne une suspicion chez les joueurs qui pensent qu'on cherche à entrer dans les quotas. Si au lieu de dire : ''Il faut au minimum 15 JIFF par feuille de match'', on avait dit : ''Il faut maximum huit étrangers'', le marché aurait été moins dérégulé.
Avoir des internationaux français sous contrat, est-ce vraiment bénéfique au regard des contraintes et du peu d'argent que ça rapporte contrairement à nos voisins anglais ?
Pour la vitrine oui, mais au même tarif, je préfère avoir un All Black. C'est toujours une satisfaction d'avoir des joueurs en équipe de France, mais on vit dans le monde réel. C'est compliqué quand nos joueurs ne sont pas là.
Quelles concessions supplémentaires seriez-vous prêt à faire pour aider l'équipe de France ?
Je ne peux pas faire plus ! »
LE RC TOULON
« D'ici 2023, on gagnera un titre »
« Vous aviez déclaré ''le RCT est mort, vive le nouveau RCT''. Croyez-vous vraiment votre club capable de rebondir (le RCT est 10e cette saison) ?
Il va rebondir ! On m'a toujours pris pour un fou. Mais si je me lève tous les matins, c'est pour gagner. Aujourd'hui, le chemin pour regagner, je le connais. Je pense savoir ce qu'il faut faire. Est-ce que j'en serai capable ? J'espère.
Ce chemin est-il plus dur que le premier ?
C'est dans ma capacité, il va falloir que je travaille plus et que je sois bien meilleur. Mais j'ai la solution.
Si on ne se trompe pas, vous êtes encore là pour quatre ans. Est-ce jouable d'ici 2023 ?
Oui, c'est ma dernière mission. D'ici 2023, on gagnera un titre.
Aurez-vous la patience si dans les deux ou trois ans, vous ne gagnez rien ?
J'ai l'intime conviction que Collazo est habité par la passion de la construction et de la gagne. On ne l'a pas vu cette saison, mais il a quelque chose de plus que les autres. Si je me plante, tant pis. Là, je suis parti sur un autre projet, avec des jeunes du cru. Mais si à un moment, il faut refaire une équipe de stars, parce qu'il faudra gagner, je le ferai. Avant de partir, s'il le faut, je referai les galactiques !
Ça ne va pas vous manquer les galactiques ?
Il y aura Etzebeth... Et d'autres... Mais je ne peux rien dire...
L'an prochain, si Bastareaud part, il n'y aura quasiment plus de joueur qui a été champion d'Europe sous le maillot du RCT au sein de l'effectif...
C'est un peu volontaire. Ceux qui portent le maillot trois étoiles n'ont aucune légitimité à le porter. J'ai même failli les enlever. Maintenant, il faut qu'ils aillent se les chercher. Il y a trop de mecs qui pensaient qu'avoir le maillot de Toulon suffisait. Il en faut d'autres, qui ont envie de gagner. J'ai compris le mode de management de Collazo, il faut qu'il attrape ses joueurs au coeur. Une fois qu'il les a attrapés, il peut leur en demander beaucoup et ils lui donneront beaucoup. C'est ce truc-là qu'on met en place, avec des joueurs de talent bien sûr. Il faut responsabiliser les joueurs, créer une magie, une envie collective d'aller chercher un truc.
Collazo dit qu'un jeune Toulonnais, s'il joue en équipe première du RCT, n'aura aucune raison de partir...
Quand on a été éliminé en barrages face au LOU l'an dernier (19-19, 2 essais à 1), certains dans le vestiaire ne ressentaient pas la même tristesse que les Toulonnais. Je me souviens de quelques jeunes du club qui, même s'ils n'avaient pas joué ce match, avaient le visage défait. D'autres... Ma'a Nonu avait le visage défait, Vermeulen aussi. D'autres, non. La saison était terminée, ils étaient en vacances...
C'est pour cette raison que vous voulez miser sur les jeunes du cru ?
On a déjà inversé une chose. Avant, ils ne voulaient pas venir chez nous car ils disaient : "On ne va pas jouer." Fickou est parti à Toulouse par exemple. Ça, c'est fini. Ils savent aujourd'hui qu'ils peuvent jouer au RCT. Mais il faut qu'ils soient bons. Et s'ils sont très bons, je leur dis qu'on sera content et, en plus, fier. La joie, ce n'est pas la même.
Vous êtes extrêmement chauvin par rapport à Toulon (il acquiesce). Prenons un exemple au hasard : si Tuisova ou Moretti marque, vous êtes plus fier quand c'est le second ?
Pour être honnête, je ne connaissais pas Moretti, c'est Patrice qui l'a découvert. Mais je suis content quand je le vois bien jouer ou marquer un essai. En ce moment, quand je vois Louis Carbonel, je suis très fier. Je me rappelle du petit Carbonel à 13-14 ans, Jonny (Wilkinson) allait bosser avec lui et on se disait que, peut-être, ça allait payer pour l'avenir. Je revois ces moments-là, avec Anthony Belleau aussi. Mais surtout ''Carbo'' car je retrouve des mimiques, la façon de parler de Jonny ; il y a un héritage. Comme Jean-Baptiste Gros. Et ce qui est magique pour moi, c'est de voir le nom de Carbonel avec un autre prénom. Pour moi, Carbonel, c'était Alain, un centre champion de France quand j'étais minot, enfin moins vieux... Carbonel me rend très fier. On me dit depuis cinq-six ans qu'on a un phénomène au club. Il a failli arrêter le rugby à cause de son gabarit (1,80 m ; 82 kg), Bernard Laporte voulait l'essayer en 9. Il s'est accroché. Je pense ne pas pouvoir me tromper, et je suis d'autant plus à l'aise qu'il a re-signé chez nous : ce sera la star du rugby français. Sportivement et médiatiquement. Il a la gestuelle, le physique. Il lui manque l'histoire, mais il va se la créer. Et je ne serais pas surpris qu'il soit appelé avant... l'après-Coupe du monde. Ce gamin a quelque chose que les autres n'ont pas. »
LA VENTE DU RCT
« Je viens de refuser une offre de plusieurs dizaines de millions d'euros »
« Le début de la construction de votre nouveau centre d'entraînement est programmé pour le 15 juin...
(Il coupe.) On va attaquer fin mai pour une livraison le 1er juillet 2020. Il sera autofinancé à 90 %. Ce sera un événement. Un truc hors norme va sortir du sol et va donner des moyens au club. Il faut adapter le club, la marque RCT, à la Côte d'Azur.
Le problème, c'est qu'actuellement, vous ne savez pas où vous vous entraînerez la saison prochaine...
Non. S'il faut, on s'entraînera sur les plages du Mourillon (rires). C'est tout un bouleversement que je suis en train de faire au RCT. J'ai créé un modèle, je pense que j'ai été avant-gardiste, j'ai su vendre le club, me vendre, on a créé un engouement. Maintenant, le rugby a beaucoup évolué ces dernières années et il faut repenser beaucoup de choses. Je pense que j'ai une mission à accomplir pour le RCT, pour le rugby : montrer que j'arrive à voir des choses avant les autres. Une recapitalisation du club est en cours, jusqu'au 30 avril. Je ne veux pas qu'on parle de chiffres. Je remets de l'argent, Bernard Lemaître aussi (il détient 25 % des parts), mais je reste majoritaire. Avec Bernard, on est sur un projet solide, de l'immobilier. Je vais vous faire une confidence. J'ai reçu il y a un mois et demi - deux mois une offre de rachat que même certains clubs de foot envieraient. Je l'ai reçue par écrit... et je n'ai pas signé.
De l'ordre de combien ? Quarante millions ?
Plusieurs dizaines de millions d'euros.
Et pourquoi n'avez-vous pas signé ?
Parce que je n'ai pas fini mon boulot. Bernard Lemaître est venu au RCT (il est actionnaire depuis juin 2018) pour le club et pour moi. Déjà, vis-à-vis de lui, j'ai une dette. Il est venu pour vivre des choses. Et tant que je pense que je peux faire des choses pour le club, je les ferai. J'ai une mission, avec moi d'abord. Je sais ce que je veux faire et je veux me prouver que je sais le faire. Et j'ai envie que Bernard Lemaître pleure de joie. Et je le ferai pleurer de joie. Et j'ai une mission par rapport à ma ville. Je ne peux pas partir là-dessus (sur cette saison, le club est 10e). J'ai la faiblesse de penser que je peux encore épater plein de gens ; peut-être que je me planterai. Je m'envoie, je vais m'envoyer encore plus. J'ai toujours dit qu'il faudrait une ou deux mauvaises saisons. C'est la vie d'un club. On est là-dedans, en ce moment. Mais je n'ai pas de doute, je connais le chemin, on ira au bout.
C'est dur de lâcher...
Le plus dur, pour moi, ce sera de ne pas être aigri. Pour l'instant, je suis là et bien là. J'ai envie de faire vivre des choses fortes aux gens. Le côté le plus addictif, c'est rendre des gens heureux.
Sauf que ça peut aussi engendrer une fracture de la mâchoire... à cause du rugby (*). Ça paraît dingue !
Vous savez, je joue à la roulette russe sur le bord du terrain. Il n'y a pas beaucoup de présidents qui font ça. Nasser, le président du PSG, il ne joue pas à la roulette russe. On en parlait à la Ligue il n'y a pas longtemps. Je disais à un président : tu ne connais pas le stress d'un match, tu n'es pas caution. Quand sur un coup de pied, tu dois vendre une maison. Ou peut-être deux.
(*) Mourad Boudjellal s'est fait opérer de la mâchoire, début mars, après avoir été victime d'une fracture de fatigue. Stressé, le président du RCT serrait trop violemment les dents pendant les matches de son équipe. Son médecin l'avait alors placé en repos forcé.
Cette fracture ne vous a pas incité à arrêter ?
Tout le monde dit qu'en dix ans, j'en ai pris trente. Je pense que plus jamais un président n'investira autant que moi, par rapport à ce qu'il a. Dès que la saison commence, je me demande ce qu'il va m'arriver. Les partenaires disent que je ne vais pas aux réceptions d'après match. Mais, après un match, je suis complètement épuisé, à la limite de ne pas pouvoir marcher. Je n'ai pas envie de mourir sur scène mais... [...] Pour mes deux grandes filles, je suis un éditeur, pour la dernière, je ne suis qu'un président de club de rugby. C'est une connerie absolue le rugby ! Toutes mes joies et mes peines sont dictées par les résultats. Quand on est éliminés en barrages par Lyon l'an dernier, c'est comme si j'avais perdu un proche, comme un deuil. Après, tu te dis : mais quelle connerie ! Pareil pour des joies incroyables quand tu gagnes des Coupes d'Europe qui ne sont qu'un bibelot. C'est juste une victoire de l'ego qui te procure un plaisir énorme. »
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