«Monsieur X, vous êtes sûr que votre joueur est bien blessé ?
- Qui ça ? Lui ? Ah oui, tout ce qu'il y a de plus blessé m'sieur l'arbitre.
- Mais il galope pour sortir du terrain, là...
- T'occupe.»
C'est le genre de dialogue qu'on pourrait entendre au bord des pelouses de Top 14 et Pro D2 entre le quatrième arbitre, chargé d'enregistrer les changements, et le coach qui les lui annonce. Si vous le trouvez drôle, sachez qu'il ne fait pas rire tout le monde.
La nouvelle règle autorisant quatre remplacements supplémentaires n'a même pas un mois d'ancienneté qu'elle est déjà ouvertement dévoyée. L'énoncé était pourtant clair : dorénavant, il serait possible de remplacer «tout joueur blessé, quel que soit son poste, par un joueur déjà sorti pour raison tactique, dans la limite de quatre joueurs par équipe. Auparavant, cette règle ne concernait que les première-ligne.» Directement inspirée des travaux de l'Observatoire médical du rugby, cette mesure poursuit un but louable : protéger la santé des joueurs. C'est réussi : on n'aura jamais vu autant de «blessés» si bien portant en Top 14.
Samedi dernier, le président bordelais Laurent Marti a mis les pieds dans le plat lorsqu'il a aperçu le Montpelliérain Reilhac sortir en trottinant pour permettre le retour de Steyn, qui avait pu souffler douze minutes. «J'en ai ras-le-bol, s'emporte Marti. Quand j'ai vu Reilhac, j'ai eu les nerfs.» Le boss de l'UBB a déposé une réclamation auprès de la LNR dont il n'a aujourd'hui aucun retour mais qui, nous a-t-on dit, «va suivre son cours devant la commission de discipline (le 19 septembre)».
«Les sanctions, je m'en fous ! Je veux juste que ce soit clarifié, insiste Marti. Sinon, qu'est-ce que je vais dire à mon manager ? De faire pareil ? Agen, ils l'ont même expliqué dans les journaux, c'est un truc de fou ! S'il ne se passe rien, il y aura plus de blessés à l'UBB par match, on ne sera pas plus couillons que les autres. Mais je n'ai pas envie de ça. On a décidé de ne pas abuser de la règle mais d'autres en abusent. Ça triche de partout. C'est gonflant, c'est toujours les mêmes qui contournent les règles.»
Tout le monde savait que le sens et l'esprit de cette règle seraient vite détournés. Comment vouliez-vous qu'il en fût autrement ? Pendant des années, les première-ligne ont été coachés sans vergogne, en maquillant plus ou moins, et plus ou moins bien, une blessure soudaine. On a tous détourné les yeux quand le Racingman Tameifuna a remplacé Vartanov à la fin de la finale du Top 14 contre Toulon en 2016, préférant s'intéresser au pilier du RCT Chilachava qui avait enlevé ses crampons et ne put donc pas faire de même. Mais, à l'étranger, la France est dans le viseur depuis le remplacement suspect d'Atonio contre les Gallois il y a un an et demi. Ce qui n'empêche pas ce sport national du «surcoaching» de prospérer.
«Moi, ma priorité, c'est la santé, pas le coaching. Si des gens veulent être ridicules...» - Bernard Dusfour, président de la commission médicale de la Ligue
Même le protocole commotion a été contourné pour servir de coaching déguisé, comme cela a été soupçonné lors du barrage Toulon-Lyon la saison dernière quand Bastareaud, qui allait très bien avant l'arrivée du médecin du RCT auprès de lui, fut remplacé par Belleau sur commotion au moment où Trinh-Duc venait de se blesser, laissant son équipe sans ouvreur. «On a créé une commission des incidents (en février dernier), explique Bernard Dusfour, président de la commission médicale de la Ligue. Il existe un barème d'amendes financières pour, entre autres, utilisation du protocole commotion à des fins détournées. La saison dernière, la commission a relevé plusieurs cas d'infraction. Nous avons adressé aux fautifs une lettre de rappel à l'ordre. Mais cette année, ça va tomber.»
Faut-il maintenant instituer une sous-commission à l'arnaque au changement ? Ce qui est frappant, c'est que personne ne se donne la peine de faire semblant. On est dans de la gruge quasiment assumée d'une règle née avec des fragilités connues de tous. Comme Marti le signale, l'Agenais Facundo Bosch a expliqué après le match contre l'USAP qu'il était prévu qu'il commence en troisième-ligne, sorte puis revienne au talon : «Entre les deux, je suis sorti dix minutes pour souffler, me concentrer sur les lancers et la mêlée, et changer mes crampons. Et quand je suis revenu, je me suis senti bien.»
Le staff du SUA savait-il que le talonneur en place se blesserait ? La réponse est dans la question. Autre exemple, au Stade Français. Lors des trois premières journées, le staff parisien a fait sortir très tôt son pilier droit titulaire Herrera (24e minute contre Perpignan, 31e contre l'UBB et 30e contre Clermont) pour lancer Alo-Emile, qui doit être bien fragile puisqu'il a dû chaque fois quitter le terrain blessé à la 57e, 73e et 62e pour laisser revenir Herrera. Dans son malheur, Alo-Emile a une chance : ses blessures ne sont jamais assez sérieuses au point de l'empêcher de jouer le match d'après. Attendons de voir si cela se reproduit dimanche face à Toulon.
Si les «blessures» sont programmées, ne va-t-on pas un jour arriver à l'absurdité suprême de ne pas pouvoir remplacer un vrai blessé parce que les quatre changements autorisés auront été déjà utilisés à d'autres fins ? La LNR a conscience du problème depuis le début. Le 29 août, après une journée de Top 14 et deux de Pro D2, le président Paul Goze et le docteur Bernard Dusfour écrivaient un courrier à tous les staffs, médecins d'équipes et présidents de clubs dans lequel ils prévenaient : «Les matches seront examinés par des observateurs extérieurs afin de s'assurer de la bonne application de la règle. (...) Nous comptons sur votre implication pour que cette règle soit appliquée de façon loyale et responsable.»
Même si le message n'a pas porté ses fruits, la LNR ne compte pas sanctionner. Elle mise sur l'éducatif pour faire changer les mentalités. Le sujet sera évoqué au comité directeur du 25 septembre, où un premier bilan d'étape sera effectué. «Comme tous les règlements, celui-ci est détourné, constate le docteur Dusfour. Mais là, on n'est plus dans le médical. Moi, ma priorité, c'est la santé, pas le coaching. Si des gens veulent être ridicules... On voit des joueurs sortir en sprintant et je suis sûr que le médecin de l'équipe n'est pas au courant. De toute façon, il n'y a rien de plus facile que de simuler une blessure. C'est pour ça qu'on appelle les staffs à leurs responsabilités. Et plutôt que de dire que la règle est mal faite, les médias devraient dire que telle équipe triche.»
Le mot «triche» est toujours déplaisant mais s'il valait sanction, l'effet serait beaucoup plus dissuasif et les entraîneurs hésiteraient davantage à écrire «blessure» sur le carton qu'il tende au quatrième arbitre à chaque changement. Si le seul risque encouru est celui du ridicule, on peut parier que certains seront prêts à le prendre, au moins un week-end sur deux.
Il faut d'ailleurs noter que les deux têtes de l'exécutif - Bernard Laporte et Paul Goze - ont deux visions opposées de la problématique. Laporte défend depuis des années une diminution des remplacements (il en souhaiterait quatre) alors que Goze militait pour des changements illimités, comme au hockey sur glace. C'est l'Observatoire médical du rugby qui, en mars dernier, a opté pour la formule actuelle. «Pourquoi a-t-on commencé à autoriser des remplacements dans le rugby ? Parce qu'à un moment, on a refusé de garder sur le terrain des types blessés ou diminués, répond le docteur Dusfour, président de la commission médicale de la Ligue. C'était dangereux. L'autre facteur de risque, c'est l'augmentation du temps de jeu effectif qui a plus que doublé en vingt ans.»F. Be. et A.Bo.
«Certains sont favorables à quatre changements maximum. Le Top 14 en permet désormais douze. De quel bord êtes-vous ?
Aucun des deux. Huit changements, c'était bien, mais avec plus de joueurs disponibles sur le banc. Et c'est le coach qui choisit selon les besoins. Je trouve que le système du foot est bon. Ils sont seize sur la feuille de match pour trois changements autorisés. Aujourd'hui, dans le rugby, les joueurs hors groupe s'échauffent comme les autres. Plutôt que d'aller en tribune, le 24e et le 25e pourraient être sur le banc.
On assiste à une dérive tactique avec cette nouvelle règle. Des joueurs qui ne semblent pas blessés et qui permettent à un titulaire de revenir après avoir soufflé un moment...
Il n'y a pas à savoir si les changements sont louches. Il y a un règlement, il faut l'appliquer. La dérive tactique ne m'inquiète pas. Ce qui m'inquiète, c'est que l'équipe de France va s'en plaindre. Une fois de plus, on met en place un règlement franco-français qui ne va pas du tout nous préparer à la Coupe d'Europe ni préparer l'équipe de France aux matches internationaux. Pour les tests d'automne, ça va faire drôle, je pense. Depuis le début de ce Top 14, on voit bien que le fait d'effectuer autant de changements n'aide pas à élever le rythme des matches. On va encore plus hacher les matches alors que le temps de jeu effectif en Coupe d'Europe et au niveau international était déjà supérieur à celui de notre Championnat. Ça peut pénaliser l'équipe de France.
Comment allez-vous utiliser cette réforme au Racing ?
Nous, on essaie de ne pas l'utiliser. En prévision de la Coupe d'Europe et aussi parce que si certains joueurs ont la capacité de sortir trente minutes et de revenir, je n'en connais pas beaucoup. On est encore en été, il fait bon. Mais quand ce sera l'hiver à Grenoble, que le joueur se sera bien refroidi, je vois plutôt un risque à le faire revenir.» F. Be.