Le jeu au pied, nouvelle arme fatale
Inspirées notamment par le XIII, les attaques du Top 14 utilisent de plus en plus le jeu au pied sous toutes ses formes pour surprendre des défenses serrées et mener à l'essai.
Ça fait longtemps qu'on sait que l'Arena n'est pas un stade comme les autres, rythmé par les riffs des Rolling Stones ou ébranlé par les beats de Booba avant de rugir pour le rugby. Mais c'est bien le ballon ovale qui, samedi dernier, a fait basculer la pelouse du Racing dans le surnaturel, lorsqu'un mastodonte de 135 kg a donné à la salle ce petit supplément d'âme, voire de tendresse, qui lui manquait tant. Lancé sur les 40 m de la Section Paloise, Census Johnston a levé la tête, aperçu Juan Imhoff et servi son ailier... d'un amour d'extérieur du pied droit parfaitement dosé pour le lancer à l'essai ! « J'avais déjà réussi ce geste avec les Samoa contre la France en 2012, rigole le dangereux récidiviste. Là, j'ai vu Juan à côté de moi, je savais que si je tapais, il avait des chances de marquer. Et heureusement qu'il marque, sinon je pense que Toto n'aurait pas été content !»
Laurent Travers, le coach des avants des Ciel et Blanc, aurait eu tort de s'emporter. Le jeu au pied est une arme offensive de plus en plus et de mieux en mieux utilisée par les équipes de Top 14 pour marquer des essais. Le même jour, le Clermontois Camille Lopez a propulsé Damian Penaud dans l'en-but de Castres d'un petit par-dessus. Et l'essai d'Aaron Cruden contre le Stade Français est aussi parti des orteils de l'ouvreur montpelliérain. Depuis le début de l'exercice actuel, 20 des 270 essais inscrits dans le Championnat sont nés d'une passe au pied.
«C'est d'abord la conséquence du comportement des défenses. Elles ont densifié le premier rideau» - Ugo Mola, entraîneur de Toulouse
Depuis deux ans, c'est Toulouse qui utilise cet outil avec le plus de succès. « La saison dernière, c'était clairement le cas, mais moins cette année », grommelle d'abord Ugo Mola, l'entraîneur du Stade, qui confesse finalement une option tactique. « C'est d'abord la conséquence du comportement des défenses en Top 14, analyse-t-il. Aujourd'hui, elles ont densifié le premier rideau, avec 14 voire 15 joueurs qui forment la ligne défensive. Depuis deux ou trois ans, de moins en moins de numéros 8 sont décrochés sur le fond du terrain. Et même les demis de mêlée : à Castres, Kockott défend sur le premier rideau ! Alors, pour décoincer ça, on utilise le pied. »
C'est en effet dans le dos de ces murailles qu'on déniche des espaces. Et là, les quinzistes ne font que rattraper un long retard sur le rugby à XIII. Mola admet ainsi souvent échanger avec Éric Anselme, le coach d'Albi Rugby League XIII. «Dans notre discipline, les joueurs sont tellement athlétiques que c'est dur de marquer à la main, explique cet ancien partenaire de Mola à Castres. Alors les Australiens, qui ont le meilleur Championnat du monde, ont réfléchi. Ils se sont inspirés de l'Aussie Rules (le football australien), où le jeu au pied est primordial. Et ils ont développé les compétences du botteur comme celles des joueurs qui doivent réceptionner le ballon. Ç'a par exemple changé le profil des ailiers, qui sont devenus plus grands et longilignes, plus aériens. »
C'est pour cela qu'à XV, pour être efficace dans ce domaine, il faut d'abord les bons joueurs pour le faire. Un botteur à l'aise dans ces gestes de finesse. Et d'autres qui ont de l'appétit pour capter les ballons en l'air. Toulouse peut compter sur Zack Holmes et Thomas Ramos, cinq passes décisives au pied chacun, et un Huget ou un Médard pour conclure. À Clermont, Lopez a la précision de sa botte (4 offrandes cette saison), Damian Penaud le jump et l'adresse (2 essais après passe au pied).
«On a marqué 83 essais cette saison. Dont vingt après jeu au pied» - Thomas Bosc, entraîneur des Dragons catalans
Les écuries du Top 14 ont aussi mieux défini stratégiquement quand utiliser cette technique. Avant, elle ne semblait validée qu'en situation d'avantage pour l'équipe qui attaque, ce qui permettait de ravoir la possession en cas de manqué. Samedi, Lopez s'excusait presque d'avoir fait marquer Penaud dans cette configuration-là, à Michelin.
Les statistiques font apparaître que cette solution est plus efficace sur les deux premiers temps de jeu, cette saison. C'est le moment où la défense est la plus agressive, tente d'avancer, et est donc plus facile à prendre à revers. Pourtant, cela représente encore moins de 8 % des essais du Top 14. Là, Thomas Bosc, entraîneur des Dragons Catalans et apôtre du jeu au pied offensif, fouille sa boîte à stats : « On a marqué 83 essais cette saison. Dont vingt après jeu au pied ». Soit près de 25 % !
C'est qu'à XIII, la chaîne de compétences est parfaitement huilée. « On a d'abord un entraînement individuel spécifique sur chaque composante du geste technique : comment positionner les doigts sur le ballon, où se porte le regard, etc., décrit Anselme. Puis on inclut cette technique dans une mini-situation de jeu, à trois contre trois par exemple. Et, enfin, on la répète dans une phase de jeu réelle. »
À XV, on arrive petit à petit à ce souci du détail. Et le goût du pied se répand. «Quand je suis rentré au vestiaire, reprend Census Johnston, les coéquipiers sont venus me féliciter : "C'est énorme ce que tu as fait ! C'est mon rêve !" Là, j'ai pris conscience que même les avants voulaient essayer ! »
L'art de taper juste
Trois techniciens décryptent les différentes formes de jeu offensif utiles pour marquer des essais.
La transversaleMathieu Blin (ex-manager d'Agen) : « Énormément d'actions concentrent beaucoup de joueurs sur un petit périmètre. Parfois une dizaine de chaque équipe sur 20-30 m. Ça veut dire que les espaces à l'opposé sont énormes. La passe transversale au pied pour l'ailier est alors très utile. Le réceptionneur peut capter le ballon ou le volleyer à un soutien intérieur, face à un défenseur qui subit l'action. »
( E. Garnier/L'Equipe)
Le par-dessusÉric Anselme (entraîneur d'Albi) : « Dans les zones proches de l'en-but, le botteur peut tenter ce qu'on appelle un coup de pied "bombe", par-dessus la défense, en hauteur, pour qu'il retombe à un ou deux mètres devant la ligne de l'en-but. Le défenseur ne peut pas aplatir dans son en-but, c'est plus difficile pour lui de reculer, à un moment où la défense presse fort. »
(F. Faugère/L'Equipe)
Le rasantThomas Bosc (entraîneur assistant des Dragons Catalans) : « Il y a deux manières de s'en servir. Tu peux chercher à donner un rebond capricieux pour mettre en difficulté le défenseur et par exemple récupérer le ballon après un en-avant ou sur un dégagement difficile en touche. Ou tu peux chercher à le faire rouler, de manière propre, pour que ton attaquant ait de meilleures chances de l'attraper et d'aplatir. »
(F. Faugère/L'Equipe)
Le banana kickÉric Anselme : « À XIII, on utilise un "banana kick", qui vient du football australien : le botteur porte le ballon et attaque dans un sens, pour attirer la défense dans un leurre, et tape de l'extérieur, avec un effet incurvé, dans l'autre sens pour surprendre l'adversaire. On le voit moins à XV, à part peut-être avec un Fred Michalak. »