Début janvier, au bar de la résidence de l'équipe de France, à Marcoussis, Karim Ghezal discute avec Bernard Viviès, un « vieux de la vieille », chef de la délégation française. Nommé co-entraîneur des avants par Fabien Galthié, l'ancien deuxième-ligne, 38 ans et seulement trois années d'expérience dans un staff, fait connaissance avec ses nouveaux collègues. Contacté au même moment que Pierre Mignoni, le manager qui a lancé sa carrière d'entraîneur à Lyon, en 2016, Ghezal est finalement venu seul. D'abord reconnu pour son immense compétence dans le secteur de la touche, qu'il a complètement défriché, l'ex-joueur passé par Béziers, Grenoble, Castres, Montauban et le Racing a prouvé au LOU qu'il était bien plus que cela. Chercheur infatigable - il a inventé un système de lumière pour rythmer ses séances de touche et travaille avec des spécialistes pour mettre au point des images en 3D où les joueurs pourraient s'immerger -, Karim Ghezal a désormais avec William Servat la responsabilité de la conquête du quinze de France.
38 ans
2016 : met fin à sa carrière sportive au LOU et y intègre le staff technique comme spécialiste de la touche.
2019 : devient entraîneur de la touche et des tâches spécifiques au sein de l'encadrement de l'équipe de France.
« Joueur, saviez-vous déjà que vous entraîneriez ?
Non, c'est venu lentement, par le biais de la touche. C'est un secteur où j'ai commencé à m'impliquer à Montauban, grâce à Laurent Travers (actuel manager du Racing). Je mettais au point le système d'annonces, avec Scott Murray (international écossais) puis Antoine Battut. Mais c'est en 2010, en arrivant au Racing, que j'ai commencé à aimer transmettre. J'étais parrain dans les écoles de rugby, j'allais les voir et j'ai décidé de passer mon diplôme d'entraîneur, que j'ai terminé à Lyon, lors de ma dernière année de joueur, en 2016.
Ensuite, vous avez immédiatement intégré le staff du LOU...
Pierre Mignoni (manager de Lyon) me l'a proposé au moment où c'était une évidence pour moi. La saison d'avant, je jouais encore mais je suivais aussi les - 18 ans du club. Avec eux, tous les mercredis soir, loin du groupe pro, seul avec ces gamins, j'ai compris que j'aimais entraîner. Eux, si tu les lâches, si tu ne viens pas régulièrement, l'hiver, dans la boue, ils ne te respectent pas. Souvent, j'organisais des repas avec eux. Pour mon dernier match, ils étaient tous au stade, avec des perruques noires sur la tête et une pancarte : "Merci Tonton Karim !"
Au LOU, vous vous êtes retrouvé à entraîner, pour votre première année, des cadors de la touche, Julien Bonnaire, Thibaut Privat et Julien Puricelli. Comment trouve-t-on sa place ?
Je n'ai eu aucun souci. Julien (Bonnaire) et Thibaut, ce sont des mecs plus vieux que moi, qui m'ont accompagné à mes débuts de joueur. Avec Julien (Puricelli, meilleur sauteur du Championnat), ils ont été hyper réglos. Ils m'ont complètement laissé faire. C'était des joueurs expérimentés mais j'avais choisi d'être très directif car si je les laissais faire le boulot, cela n'aurait servi à rien que je sois là. Cette saison-là, Julien Puricelli n'a jamais choisi une touche. Je décortiquais vingt heures de vidéo par semaine et je disais : on fait ça, ça et ça. On a terminé avec la meilleure touche, le meilleur sauteur, le meilleur lanceur, le meilleur contre...
« On ne se connaissait pas (avec Fabien Galthié) mais je pense qu'il a accroché sur ma façon de travailler, qui ressemble à ce qu'il veut mettre en place »
Y a-t-il différentes façons d'être entraîneur de la touche ?
Quand j'ai démarré, il n'existait pas de méthodologie pour ce secteur. Alors que le rugby regorge de spécialistes des data, de la mêlée, de la défense, personne n'avait écrit quoi que ce soit sur la touche. Pourtant, en Top 14, près de 40 % des essais viennent de là, et cela monte à 50 % en Coupe d'Europe et en Coupe du monde. Mais à part l'Anglais Steve Borthwick, qui semble avoir mis au point une méthode - je suivais déjà ce qu'il faisait quand il était dans le staff du Japon -, ce secteur très important était laissé aux joueurs dans toutes les autres équipes. Julien Bonnaire, juste avant qu'il ne parte s'en occuper en équipe de France, c'était moi son coach ! Il m'a toujours dit que pour lui, ce n'était pas un métier. Pour moi, si, et j'ai construit mon truc en m'inspirant de rencontres.
Sur quoi vous êtes-vous retrouvés avec Fabien Galthié ?
On ne se connaissait pas mais je pense qu'il a accroché sur ma façon de travailler, qui ressemble à ce qu'il veut mettre en place.
C'est-à-dire ?
Jusqu'à peu, les entraîneurs de rugby travaillaient presque toujours en silo, une heure de mêlée, une heure de touche, une heure de défense. De manière autonome, chacun dans son coin, sans connexion ou partage d'informations entre les différents secteurs. Mais avec Sébastien Bruno (alors entraîneur de la mêlée du LOU), pour ne pas qu'un bosse et l'autre le regarde, on partageait les joueurs en petits groupes et on faisait tourner toutes les 10-15 minutes. On faisait du travail court, répétitif, sans opposition en touche ni en ballon porté, et en utilisant les points forts des joueurs. Moi, je ne demande pas à un mec de sauter si ce n'est pas le plus fort
Vous parliez d'être très directif ; est-ce le meilleur moyen de développer des joueurs ?
Non, j'ai très vite évolué sur ce point. D'abord parce que quand on travaille en connexion, la finalité n'est pas d'avoir la meilleure touche, la meilleure attaque ou la meilleure mêlée mais d'aider l'équipe à se qualifier pour des phases finales. Cela oblige à faire des concessions, lors du recrutement, sur le profil d'un joueur. Quand le LOU a recruté (Hendrik) Roodt et (Etienne) Oosthuizen (deux deuxième-ligne très massifs), on a gagné en puissance mais perdu sur le côté aérien. J'ai dû m'adapter, surtout qu'il fallait que je forme les jeunes qui arrivaient, Dylan Cretin, Félix Lambey, Martial Rolland. Eux, je ne les faisais pas progresser en étant directif. J'ai dû évoluer dans mon management.
C'est difficile ?
Dylan Cretin, après trois matches de Top 14, je l'ai désigné leader de touche quand Julien Puricelli était absent. Évidemment, il a fait des erreurs et c'était dur pour moi de lâcher du lest pour qu'il progresse mais c'est venu. On a gagné à Brive, au Racing. Pour développer ces jeunes, j'ai instauré des matches, à l'entraînement, les jeunes contre les vieux, Cretin-Lambey contre Puricelli-Oosthuizen. Chacun choisissait huit touches et les mettait en pratique. Au début, les vieux gagnaient 8-0, 7-1 mais, peu à peu, les gamins ont cherché des parades, des petits trucs, et ont réussi à les battre. Cela mettait de la bonne humeur et, quand on implique les joueurs en leur laissant le droit à l'erreur, c'est réellement efficace. À tel point que parfois, je faisais pareil avec les piliers, qui ne sont pas forcément concernés par la touche, mais ça les obligeait à se pencher sur le truc.
Vous êtes un jeune entraîneur, vous le vivez comment d'être déjà dans le staff de l'équipe nationale ?
C'était un rêve. Pour moi, il n'y a rien de plus beau. Je n'ai jamais été international mais j'ai toujours voulu chanter la Marseillaise.
Pourquoi ?
J'ai reçu de mes parents une éducation qui fait que je suis patriote. Forcément, il y a un peu de mon histoire personnelle qui intervient là-dedans. Je suis un fils de harki ; mon père, qui est décédé à la fin de ma carrière de joueur, s'est installé en France à la fin de la guerre d'Algérie, à l'Isle-Jourdain (Gers) où j'ai grandi, dernier d'une famille de dix enfants ; où j'ai découvert le rugby à 15 ans, alors que j'étais complètement renfermé, timide. J'arrive en équipe de France avec tout ça derrière moi, mon histoire personnelle, des choses profondément enfouies mais aussi tout le reste, les éducateurs, les clubs, les copains. Entraîner en équipe de France, c'est une responsabilité et je ne peux pas parler seulement en mon nom : je représente ceux qui m'ont formé, ceux qui vont nous regarder aussi, les jeunes en particulier.
Vous avez terminé votre mission avec le LOU fin août et avez beaucoup bougé pendant deux mois, avant le début de votre contrat avec la FFR. Espagne, Japon, Angleterre, etc. C'était une manière de vous préparer à votre nouveau rôle ?
Ce n'était pas prévu car je devais rester au LOU jusqu'à fin octobre mais c'était compliqué de ne pas empiéter sur le travail de David Gérard (qui l'a remplacé, avec Julien Puricelli, auprès des avants lyonnais). Il ne fallait plus que les joueurs se tournent vers moi. J'en ai profité pour suivre des cours de tronc commun à Sciences Po pour finir de valider un certificat.
« Dès l'officialisation de la liste, les joueurs ont reçu de ma part des vidéos calibrées où sont expliqués tous les exercices que je vais leur demander. Cette exigence est un des piliers de notre façon de travailler »
On enseigne le rugby à Sciences Po ?
Non ! Mais après avoir obtenu mon diplôme d'entraîneur, j'ai voulu continuer à prendre des cours. Ce n'est pas tant pour obtenir un diplôme que pour rester en éveil, ne pas avoir que le rugby. J'ai commencé l'an dernier, à raison de quatre heures par semaine tous les lundis et mercredis soir. Certains lisent des bouquins, moi je vais en cours. Je choisis les options qui m'intéressent, j'écoute, je prends des notes, je passe des épreuves écrites. Il m'en restera deux après le Tournoi.
Vous avez étudié quoi par exemple ?
En tronc commun, ce sont des cours de droit constitutionnel, d'économie, de sociologie politique... Et en option, j'ai choisi développement durable, violence politique et lutte contre le terrorisme, des sujets d'actualité. Concernant le développement durable, j'ai malheureusement ressenti une sorte de fatalisme, une impression qu'on va droit dans le mur...
Et en octobre, au Japon, vous avez fait quoi ?
J'y suis allé avec William Servat et un groupe d'entraîneurs de la DTN. On est allés voir du sumo, du judo... mais pas l'équipe de France. Il y avait Didier Retière, le DTN, Sébastien Piqueronies, l'entraîneur des - 20 ans, Sébastien Calvet, celui des - 18 ans. Cela nous a permis de nous connaître, William et moi, et d'échanger avec les autres. Depuis, on est intervenus deux fois auprès des - 20 ans lors de stages spécifiques avec les piliers, les talonneurs et les sauteurs, à Lyon et Toulouse. En Angleterre, j'ai visité le club de Bath et, en Espagne, j'ai participé à un séminaire sur la touche.
C'est une nouvelle exigence ?
Dès l'officialisation de la liste (le 8 janvier), les joueurs ont reçu de ma part des vidéos calibrées où sont expliqués tous les exercices que je vais leur demander. Cette exigence est un des piliers de notre façon de travailler.
Y a-t-il une forme de pression ou d'appréhension quand on arrive dans une équipe marquée depuis des années par l'échec ?
Pas vraiment, car on est persuadés d'avoir ce qu'il faut pour réussir. Les joueurs de talent ? On les a. La dynamique ? Qu'est-ce qu'il peut y avoir de mieux qu'une Coupe du monde à domicile comme objectif ? Et on espère l'aide de tout le rugby français. Dans tous les clubs où je suis passé pour des entretiens avec les joueurs ou pour animer des séances, tout le monde était très ouvert. J'ai l'impression, au contraire, qu'on arrive au bon moment. »