Son carré au carré, Mireille Mathieu s'attaquait peut-être au record du monde de roulage de « r » en déclamant une Marseillaise allongée de tous ces couplets que nous n'entendons jamais, faute de temps. Plus haut, fidèles au poste de commentateurs, Salviac et « Bala » n'avaient pas à se forcer pour faire reluire une affiche de gala comme on n'en avait jamais vue et comme on n'en a plus jamais revue depuis. Pensez donc, en une seule soirée, ce 4 octobre 1989, voilà qu'on nous servait tout le Tournoi en un seul plat, la France contre le Royaume réunifié. « Historique ! », qu'ils ont dit à la télé. Manquerait plus qu'on prétende le contraire : d'autant plus historique, que ce match fut l'obole de la Fédération française de rugby aux cérémonies du bicentenaire de la Révolution française.
D'où Mireille Mathieu, la Marseillaise version longue et un match de rugby en nocturne, ce qui ne se faisait guère à l'époque. Pour accueillir l'événement commémorant le zigouillage des têtes couronnées et de leur descendance, le Parc des Princes s'imposait. Et qui d'autre que Jacques Fouroux, le Napoléon du rugby français perçant sous Bonaparte, pour mener les révolutionnaires français ce soir-là ? Les autres grands noms du rugby gaulois des années 80 répondirent à l'appel : Serge Blanco ? Présent. Philippe Sella ? Présent. Pierre Berbizier ? Présent. Laurent Rodriguez ? Présent. À la veille du possible coup d'État du 4 brumaire, le quinze de France résidait à Versailles, ce qui tombait sous le sens.
« Il y avait tout pour faire un événement exceptionnel mais c'est dommage, ça n'a pas pris »
Serge Blanco
Pour l'occasion, l'association des « Barbares riants » avait offert aux joueurs français des protège-dents bleu-blanc-rouge. « Il y avait tout pour faire un événement exceptionnel mais c'est dommage, ça n'a pas pris », regrette Serge Blanco. Même pour les bonnes places dans la corbeille, le tout-Paris se désista. On attendait le président de la République. Pas venu. Le Premier Ministre, le Ministre des sports ? Ils se sont décommandés. Même le maire de Paris Jacques Chirac s'évita ce crochet intérieur à la dernière minute.
Pour comprendre ce qui n'était pas du snobisme mal placé, il faut chercher la punition politique subliminale. « Le président de la FFR Albert Ferrasse n'a pas fait la différence entre le bicentenaire de la Révolution et le centenaire de la fédération sud-africaine, écrivait Le Monde au lendemain de la rencontre. Il n'a pas choisi entre les droits de l'homme et l'apartheid. Bref, il n'a pas fait objection à la participation de sept joueurs français à une ''tournée mondiale'' entre le Cap et Johannesburg (en août et septembre 1989). » En France, tout est toujours politique, a fortiori le rugby. Le président Ferrasse n'eut donc pas besoin de se faire expliquer longtemps pourquoi le label « match du bicentenaire » fut refusé à la fédération qui dut remballer sa campagne de communication. Voilà pourquoi, le soir venu, les hauts personnages de l'État se trouvèrent tous de subits empêchements.
Tant pis pour l'appellation clinquante, tant pis aussi pour le haut patronage, nous direz-vous. Restait l'affiche. Jamais l'illustre équipe des Lions britanniques et irlandais ne s'était produite dans l'hémisphère nord en cent un ans d'existence. Et donc, le 4 octobre, « bonsoir Paris ! » Sauf que Paris n'a pas que ça à faire. « Le Parc n'était pas plein (à peine 30 000 spectateurs), se lamente Blanco. Quand on est entré sur la pelouse, ça nous a fait quelque chose. C'est dommage, un peu triste, mais pas si étonnant si on se souvient qu'en ce temps-là, tout tournait autour du Tournoi. On avait fait des matches de tournée à Paris, contre l'Australie ou l'Argentine, et il n'y avait pas un pelé. Alors qu'en province, quand on y allait, c'était plein à craquer. On avait pourtant mis les petits plats dans les grands : coup d'envoi en nocturne, Mireille Mathieu pour l'hymne, ça te marque. Mais finalement cet événement n'a pas résonné à sa juste valeur. Je suis sûr que si ce match avait lieu aujourd'hui, l'engouement serait exceptionnel. »
Pour la première fois, les fameux Lions voyageaient léger. De tout temps, cette aristocratie a toujours été plus adepte du long courrier que du saut de puce. En 1888, bien avant l'organisation de l'aviation civile, le premier corps expéditionnaire s'embarquait à bord du SS Kaikoura pour sa première odyssée par-delà les mers. Financée à titre privé par trois professionnels de cricket, cette tournée en Australie et Nouvelle-Zélande s'étira du 9 mars, départ du port de Gravesend, au 11 novembre, retour au port. Ce fut un long, très long voyage. Ils partirent vingt-deux et revinrent un de moins. Le 15 août, le capitaine Robert Seddon se noya en faisant de l'aviron sur la rivière Hunter. Ces pionniers disputèrent trente-cinq matches de rugby, en gagnèrent vingt-sept, mais aussi six matches de foot australien dont ils ignoraient tout des règles en arrivant.
À l'automne 1989, les Lions sortent d'une tournée victorieuse en Australie qui les a possiblement sauvés de la fosse. L'expédition précédente, en 1983 chez les All Blacks, s'était si mal passée (4 tests, 4 défaites dont un ronflant 38-6 en clôture) que la question de l'utilité de cette sélection devint aiguë. Quelques années plus tard, une fois le rugby devenu professionnel, la même problématique reviendra sur la table. Le « match du bicentenaire » serait mieux né si d'autres rancoeurs diplomatico-financières n'étaient pas venues trancher cette sauce.
« Cette équipe n'est pas et ne peut pas être celle des Lions »
Roger Uttley, co-entraîneur des Lions, à propos des absents
Désagréablement intrigués par la fuite dans la presse anglaise d'une circulaire laissant entendre que la FFR payait ses joueurs, en contravention avec les règles de l'amateurisme, les dirigeants britanniques voulurent, sans attendre le résultat de l'enquête lancée aussitôt par l'International Board, marquer le coup en n'envoyant pas la vraie équipe des Lions à Paris. Une autre version coexiste : plusieurs membres éminents de cette équipe des Lions auraient choisi de boycotter le match en France en réponse au refus qui leur avait été fait par leurs quatre fédérations de convier les épouses et les fiancées. « Demande excessive », auraient signifié les ronds de cuir. Une lettre du capitaine de cette équipe, l'Ecossais Finlay Calder, à tous ses compagnons, évoquerait en ces mots la raison sa défection. D'autres signèrent la motion Calder. Si bien qu'à Paris, du pack titulaire des deux derniers tests gagnés en Australie, il ne resta que le deuxième-ligne anglais Paul Ackford. Messieurs Teague, Lenihan, Richards, Moore, Jeffrey, Dooley, Sole and Co avaient piscine.
Derrière, en revanche, il y avait du beau linge avec Rob Jones, Rob Andrew, Jeremy Guscott, Brendan Mullin et les frangins Hastings. « Il nous manque des joueurs importants, notamment devant, annonça Roger Uttley, sélectionneur de l'Angleterre et co-entraîneur des Lions. Cette équipe n'est pas et ne peut pas être celle des Lions. » C'est d'ailleurs pour cela que les Britanniques demandèrent qu'on évite d'utiliser l'appellation « Lions » et qu'on lui préfère, please, l'intitulé « sélection des îles britanniques ». « Cette équipe est une sélection d'un jour, avec les défauts qui vont avec, notait pour sa part Ackford. Les Lions sont une équipe de tournée, point. Ce soir, on ne pourra pas montrer le travail de huit ou dix semaines. »
« Une équipe des Lions, même quand elle joue un match de semaine au milieu d'une tournée, elle a un rang à tenir »
Serge Blanco
Malgré tous les efforts entrepris pour dégonfler ce ballon-sonde d'un soir, il subsista, fort heureusement, un fond d'enthousiasme côté français. « On avait bien compris qu'ils ne voulaient pas que ce soit les Lions contre la France, raconte Pierre Berbizier. Nous, ça nous avait fait chier cette histoire d'appellation. Ce match n'a pas donné lieu à une vraie cape pour eux, ni pour nous. Notre génération compterait dix ou vingt sélections de plus si on les comptabilisait comme aujourd'hui. Pour moi, affronter les Lions, c'était prestigieux. Cette équipe et son histoire, ça nous parlait. J'étais ado pour leur tournée mythique en 1974 (en Afrique du Sud) et je regardais les Willie John McBride, JPR Williams, JJ Williams, Phil Bennett, Gareth Edwards, Fergus Slattery avec de grands yeux. Plus tard, j'ai compris à quel point être un Lion était énorme. Aucun mec n'est fatigué pour partir en tournée avec les Lions. »
C'est pourquoi, malgré tous les aléas, la rencontre entre les derniers tombeurs des All Blacks (à Nantes en 1986) et les bourreaux des Australiens méritait mieux qu'une moue dubitative. De tous les Français convoqués sur cette scène ce soir-là, seul Serge Blanco avait déjà eu l'honneur de défier cette équipe qui ne se réveille qu'une fois tous les quatre ans. C'était en avril 1986, au sein d'une sélection du reste du monde, à Cardiff. Les Lions avaient gagné 15-7. « Les jouer avec l'équipe de France, à Paris, c'était grand, se rappelle l'ancien arrière biarrot. On a eu beau dire qu'il manquait Bidule ou Machin, que ce n'était pas tout à fait les vrais Lions, moi j'ai bien vu qu'ils avaient le maillot rouge. Une équipe des Lions, même quand elle joue un match de semaine au milieu d'une tournée, elle a un rang à tenir. Cette équipe ne brade rien. Et puis je connaissais certains types. En 1982, avec Dominique Erbani, nous étions partis en tournée en Afrique du Sud avec une sélection mondiale, remplie d'Irlandais, d'Anglais, d'Ecossais et de Gallois. D'ailleurs, ce voyage m'a déterminé à ne plus jouer en Afrique du Sud tant que ce régime perdurerait. Ces gars-là, pendant cette tournée, c'était la gabegie ! Il fallait voir comment ils vivaient en dehors du terrain. Ils étaient à moitié givrés (rire). Sauf qu'une fois sur le terrain, ils se transformaient. Ce n'était plus les mêmes. Je me doutais bien qu'à Paris, ils ne venaient pas en goguette. »
« Les Britanniques ne gagnaient pas au Parc dans les années 80 mais ça a commencé à changer à partir de ce match »
Pierre Berbizier
Sa prévision était juste. Le quinze de France imaginait ce match comme le lancement de la Coupe du monde 1991 et se coucha avec la première défaite française au Parc depuis 1982 (27-29). Pour ce match-éprouvette, Fouroux avait voulu donner leurs premières sélections à Philippe Benetton, Laurent Seigne ou Marc Pujolle, tous trois titulaires dans un pack où figuraient d'autres jeunots comme Olivier Roumat, Dominique Bouet (qui décédera en 1990 pendant une tournée), Thierry Devergie et Gilles Bourguignon. Pour chaperonner tout ça, Laurent Rodriguez était bien seul. Dominée par le dynamisme des avants des Lions, celui d'Andy Robinson en particulier, dominée aussi en touche malgré tous ses sauteurs et l'inauguration en équipe de France des annonces à trois chiffres, pompées sur les Britanniques, la bleusaille fut menée 23-9 avant de se lancer dans un finish échevelé.
« Les Britanniques ne gagnaient pas au Parc dans les années 80 mais ça a commencé à changer à partir de ce match, constate Berbizier. J'ai le souvenir d'une première mi-temps très dure. Un enfer. Avec nos grands, on avait été mangés dans le combat au sol. Notre cinq de devant était un peu tendre mais on avait su réagir, et de belle manière. C'était une période spéciale parce que Jacques (Fouroux) était déjà plus dirigeant qu'entraîneur. Ferrasse le voyait comme son successeur et tous les deux voulaient que j'arrête pour devenir sélectionneur. Ce match a permis à des anciens, comme Jean Condom, Pascal Ondarts Philippe Dintrans ou Eric Champ, de revenir. Moi, j'ai gardé le maillot rouge de Rob Jones. Il trône chez moi à Pinas, dans le petit musée que mes parents avaient agencé dans l'ancienne ferme familiale. »