Jean-François Tordo : « Le destin d'Anthony Martrette doit servir de leçon »
Entraîneur et proche d'Anthony Martrette lors de son passage à Bourgoin, l'ancien capitaine du quinze de France, appelle, après le décès de l'ex-troisième ligne, à une plus forte sensibilisation aux dangers du dopage.
Décédé dans la nuit de mardi à mercredi à 41 ans, Anthony Martrette, ancien troisième-ligne qui avait avoué à l'automne 2016 avoir pris des produits dopants tout au long de sa carrière, a commencé sa carrière professionnelle à Bourgoin-Jallieu au début des années 2000. C'est là qu'il a rencontré et s'est lié d'amitié avec Jeff Tordo, tout jeune entraîneur à l'époque.
« On vous imagine très touché par le décès d'Anthony Martrette...
Oui. C'est dramatique. Anthony était un garçon adorable. Il a eu un moment de faiblesse par le passé et l'a payé de sa vie, c'est grave. Je ne pensais pas que ça arriverait si vite, même si la dernière fois que je l'ai vu, l'année dernière à l'occasion d'un match de rugby, il était très fatigué. Ça m'avait choqué car c'est difficile d'imaginer que le monde du sport t'amène à ça. Tu sentais une misère physique, une misère mentale, un garçon perdu. Il n'était pas du genre à se plaindre mais il vivait dans la douleur : avec une paire de béquilles à faire un pas sur deux, avoir mal, s'arrêter, s'essouffler, repartir, prendre des médocs... Le quotidien pour lui, ç'a dû être un calvaire. J'avais connu un gladiateur et là j'ai vu un vieillard.
Avez-vous eu l'occasion d'échanger avec lui à ce moment-là ?
Oui, mais malheureusement dans ces cas-là, tu ne sais pas trop quoi dire. J'ai essayé de ressasser le passé, les bons souvenirs pour lui permettre de s'évader un peu, de se changer les idées, mais il était prisonnier de sa connerie.
Étiez-vous au courant depuis longtemps qu'il avait pris des produits dopants ?
On s'était déjà croisé il y a quatre ans et demi à peu près. Ça avait été un choc, il m'avait fait comprendre avec ses mots qu'il s'était dopé. Déjà, à l'époque, il n'était pas bien physiquement. Il devait prendre de la cortisone, était tout gonflé. Au départ, tu te dis, il a peut-être une maladie, et après en discutant un peu, tu t'aperçois que c'est le dopage qui est une maladie sournoise, qui te ronge à petit feu et à un moment ton corps n'arrive plus à l'assumer et la maladie te transforme.
« Le dopage c'est une chose, mais quand tu y laisses ta vie, c'est dramatique. C'est un échec total pour le sport »
Oui, il était arrivé sous l'ère Michel Couturas, avant que je commence à entraîner (2000-2002). C'était un joueur prêt à renverser des montagnes pour faire gagner son équipe. Il n'avait pas beaucoup joué mais jouer à Bourgoin quand t'es pas berjallien, c'est compliqué... Il faut vraiment être au-dessus du lot. Lui, c'est vrai que c'était un joueur de tempérament, un joueur de combat mais il n'a jamais su s'intégrer. Je pense qu'il avait sa part de responsabilité, comme moi en tant qu'entraîneur, les autres joueurs aussi puisqu'ils ne faisaient pas l'effort pour l'intégrer. Ce sont tous les petits détails qui, à un moment, quand t'es fragile... Mais le problème, ce n'est pas de savoir s'il s'est dopé à Bourgoin ou ailleurs. La vraie problématique, c'est de comprendre comment il en est arrivé là. Il n'était pas structuré dans sa tête et il a commis l'irréparable. L'irréparable parce que le dopage c'est une chose mais quand tu y laisses ta vie, c'est dramatique. C'est un échec total pour le sport.
Anthony Martrette, ici sous le maillot d'Aurillac en finale de Pro D 2 en 2005 (J. Prévost/L'Équipe)Vous sentez-vous coupable ?
On a tous une part de responsabilité, même moi l'entraîneur peut-être que j'aurais dû voir certaines choses qui m'ont échappé, qu'il n'était pas bien ou qu'il se cherchait. Il ne faut pas jeter la pierre sur tout le monde mais je pense que la société a sa part de responsabilité, le rugby a sa part de responsabilité. Avant, on préparait nos gamins avec une école de rugby, des éducateurs. On gagnait ensemble, on pleurait ensemble. Il y avait une vraie construction. Aujourd'hui, un sportif de haut niveau on le sort de plus en plus tôt de l'école, de l'école de rugby pour être mis en centre de formation, lui parler que de rugby, de rugby et on ne le prépare pas à l'échec.
Au moment de ses révélations à France Télévisions en 2016, beaucoup de rugbymen s'étaient insurgés, lui reprochant d'avoir dit que le dopage était généralisé dans le rugby...
Oui mais ça c'est trop facile, c'est l'omerta, il ne faut pas dire ci, il ne faut pas dire ça. Il faut arrêter. Le professionnalisme, ce n'est pas qu'une histoire d'argent. Les mecs ils disent "ouais, il met tout le monde dans le même sac", non lui, il a été dans ce milieu-là, il a rencontré des gens, il s'est permis de le dire.
«Le dopage ce n'est pas un sujet tabou, il faut en parler, le mettre à l'ordre du jour et essayer de le combattre en faisant de la pédagogie»
Durant votre carrière de joueur et d'entraîneur, avez-vous été confronté au dopage ?
En 20 ans de carrière, je n'ai rien vu. Peut-être que je suis naïf aussi parce que je crois trop en l'homme. Malheureusement, son destin doit servir de leçon. Et surtout, il ne faut pas attendre qu'un champion du monde meurt pour qu'on en parle. Aujourd'hui, c'est ça le problème, on ne fait référence qu'à l'élite. On va dire il n'y a que dix sportifs qui sont morts du dopage, mais derrière, il y a peut-être 100 000 gamins dont on ne parle pas car c'est le petit cycliste, le petit footeux ou le petit rugbyman du dimanche. »