Les Coupes du monde de Fabien Galthié (3/5) : 1999, entré par effraction
Une nouvelle fois boudé par les sélectionneurs, Fabien Galthié revient en grâce en cours de Mondial pour guider les Bleus vers le chef-d'oeuvre de Twickenham face aux All Blacks.
L'homme d'action a souffert de se sentir inutile quand la Coupe du monde a commencé. Comme prostré dans le fauteuil de son salon, téléspectateur ordinaire, acteur excommunié, frustré, forcément, piqué aussi dans un orgueil excessif. Comme en 1995 en Afrique du Sud, il n'est pas invité, boudé une fois de plus. Les entraîneurs lui reprochent ses attitudes. Entre 1995 et 1999, intermittent du spectacle, il n'a fait que quelques apparitions furtives avec les Bleus. Un match dans le Tournoi 1997, en autre en 1998, deux Grands Chelems, mais cette insupportable impression de n'être, finalement, qu'un témoin ordinaire. Onze sélections en quatre ans. Une paille. « Je suis alors dans un très mauvais cycle, un cercle vicieux de blessures, et je n'ai, finalement, que ce que je mérite. Mais je ne peux m'empêcher de penser que les joueurs sélectionnés à mon poste ne sont pas meilleurs que moi », expliquera-t-il dans sa biographie Retour intérieur.
Les sélectionneurs Jean-Claude Skrela et Pierre Villepreux ne jurent alors que par Philippe Carbonneau, leur demi de mêlée fétiche. Le Briviste se blesse à un genou en préparation à Val d'Isère, sur un simple changement d'appuis. Contre toute attente, les sélectionneurs convoquent alors Stéphane Castaignède, vingt-neuf ans, sans la moindre cape, afin d'épauler Pierre Mignoni. Galthié est snobé. Jo Maso, le patron du comité de sélection, se justifie sans langue de bois : « L'affection portée à Fabien est intacte. On n'a pas sanctionné l'homme, mais le joueur. En tournée, il a été terriblement décevant sur le plan de l'implication, de l'enthousiasme. Il n'a jamais montré qu'il était heureux d'être avec nous. Il a traîné une lassitude évidente. »
Chez lui, en bord de Garonne, Fabien Galthié noie son amertume avec ses potes. Il n'est pas bien, son moral est en berne. Il a effectivement vécu la tournée de juin comme un échec cuisant. Mignoni est titulaire à chaque fois. Sauf lors du deuxième match à Nuku'alofa, la capitale des Tonga. Galthié est capitaine lors du camouflet (20-16). « Bernard Lapasset (président de la FFR) me dit : "Je vous félicite, vous êtes le premier capitaine à perdre contre le Tonga". Je sentais que je n'avais pas le vent en poupe... (il sourit). Je suis remplaçant contre les Blacks B, on en prend 40 (45-24), remplaçant contre les Blacks, on en prend 60 (54-7), j'entre en jeu les deux fois. Au retour, on s'arrête en Nouvelle-Calédonie, j'y reste trois semaines pour me faire du bien car j'étais malheureux. » À Poindimié, une commune située à trois cents kilomètres de Nouméa, il cherche à se ressourcer, se requinque en jouant à toucher sur la plage. « Humainement, affirme-t-il dans son livre, cette escale m'a fait un bien fou. Mais je suis conscient que, pour ma carrière, c'était un très mauvais choix. »
« C'était un seigneur de ce jeu, un grand compétiteur, mais il pensait d'abord à lui » Olivier Brouzet, ex-deuxième-ligne du quinze de France
Il a trente ans. Son heure est passée. L'équipe de France démarre péniblement face au Canada (33-20) puis la Namibie, en dépit d'un score flatteur (47-13). Il clame son aigreur dans les journaux, stigmatise « des problèmes d'organisation générale ». Il n'attend plus rien de cette Coupe du monde. Le destin s'acharne pourtant. Le lendemain de sa sortie médiatique, il reçoit un coup de fil de Jean-Claude Skrela : « Bonjour Fabien. Tiens-toi prêt. Pierre (Mignoni) est en train de passer des examens pour des problèmes musculaires ». « Je tombe de l'armoire, rigole-t-il. Et comme j'ai beaucoup d'ego, j'hésite à accepter cette éventuelle sélection. »
Torse bombé, il débarque pourtant à l'hôtel du golf de Seilh, dans la banlieue de Toulouse. « Il est arrivé vers quinze heures, raconte son ami Philippe Bernat-Salles, avec sa gueule habituelle d'à moitié endormi. » Skrela et Villepreux le sermonnent. Il ne se démonte pas. « Je connais par coeur la vision du jeu et le monde de fonctionnement du duo Skrela-Villepreux, oppose-t-il. J'ai moi-même été éduqué à cette école. Mais le rugby a changé. On ne peut pas jouer uniquement sur le mouvement général. »
Il revient une fois encore de nulle part, trouve une équipe sans équilibre, et il se sent fort, frais, légitime. Le groupe s'est fissuré sous le poids de frustrations et de la concurrence. Il veut l'aider à se reconstruire. « J'ai toujours eu l'impression que c'était une équipe avec des joueurs qui ne s'entendaient pas spécialement bien, résume Pierre Villepreux. Il n'y avait pas d'harmonie. » Galthié apporte son leadership auprès des cadres que sont Ibañez, Ntamack, Pelous ou Benazzi. « L'équipe a bénéficié de sa présence, assure le deuxième-ligne Olivier Brouzet, mais c'est un fantasme de dire qu'il a pris les clés du camion. Ça n'enlève rien aux qualités du joueur extraordinaire qu'il était, mais quand on le dépeint comme un fédérateur, c'est faux. C'était un seigneur de ce jeu, un grand compétiteur, mais il pensait d'abord à lui, il était égocentré. »« Fabien, poursuit Bernat-Salles, il sait de quoi il parle. Il a eu l'intelligence d'arriver sans faire la gueule, sans vouloir tout casser, sans esprit de revanche, avec juste l'envie de montrer qu'il pouvait jouer un rôle dans cette Coupe du monde. Surtout, il aimait les mecs qui composaient cette équipe. Il n'a pas été con en fait. Il a d'abord regardé le truc. Il a très vite compris. Les coaches aussi, d'ailleurs, qui ont eu l'intelligence de laisser pas mal de libertés aux mecs les plus aguerris et donc à Fabien, en dépit de tous les différends. »
« On ne savait pas vraiment dans quel état d'esprit il allait revenir. On a compris tout de suite » Titou Lamaison
Titou Lamaison, son complice de la charnière, loue cette même perspicacité. « Non, il n'a pas tout révolutionné, narre-t-il, mais dès le premier entraînement, quelques heures à peine après son arrivée, il a mis des petites choses en place. Il avait un oeil extérieur et il a parlé de mettre l'accent sur les phases tactiques, sur l'engagement. C'était son ressenti. On l'a écouté. On ne savait pas vraiment dans quel état d'esprit il allait revenir. On a compris tout de suite. » Galthié entre en jeu contre les Fidji sous l'ovation du Stadium de Toulouse (28-19), gagne sa place de titulaire pour le quart de finale de Dublin contre l'Argentine (47-26). Logiquement, il enchaîne pour la demi-finale face aux All Blacks, ce fameux moment qui a fait dire à Christophe Dominici : « Ma vie a basculé ce jour-là. »
La sienne et celle de tous les autres. 31 octobre à Twickenham. France - Nouvelle-Zélande. Match d'anthologie. Un sommet physique, brutal. L'essai de légende de Jonah Lomu. La réaction, surtout, de Bleus jamais pâles et même totalement crânes qui avaient élaboré de manière très intuitive une animation offensive basée sur l'idée d'oser jouer et de harceler les Blacks en défense. La patte Galthié ? « Non, le jeu était en place depuis trois ans, coupe Lamaison. Mais on a imaginé quelques adaptations. Avec Fabien et Milou (Ntamack), on avait remarqué que Lomu manquait peut-être un peu de foncier, qu'il était moins explosif au fil du temps et qu'il fallait jouer dans son couloir. "Bernat" était fou que je lui ai annoncé ça. »
Bilan ? Trente-trois points en trente minutes, trois essais, deux drops de Lamaison, et un invraisemblable retournement de situation (43-31). « Ce jour-là, dit Galthié, des hommes ont fusionné. Ces instants ont changé ma vie, ma vision des défis et de l'impossible. » Cette Coupe du monde, c'est d'abord et avant tout cette demi-finale. « On est champions du monde ce soir-là », résume Bernat-Salles. Peut-être le plus beau moment de Fabien Galthié en Bleu. « Cette expérience m'a boosté pour les quatre dernières années de ma carrière, les meilleures. Avec le temps, c'est même devenu ma madeleine de Proust. C'est fort. Le souvenir de ce match a les odeurs de mon enfance, il est chaud, positif. Dès que j'y pense, je me sens bien, apaisé. »
Galthié se souvient du match contre les All Blacks : « Ça me donne des frissons »
« Mon absence en 1999, une injustice ? Non. Il n'y a jamais d'injustice. C'est une succession de faits qui font que tu n'y es pas. Dans leurs têtes, ils ne comptaient pas vraiment sur moi. Je l'ai senti dès un match amical contre la Roumanie, à Castres (62-8, le 3 juin). Je n'étais pas assez bon, il faut dire les choses simplement [...] Malgré les blessures des uns et des autres, je ne suis pas parmi les sélectionnés. Ils avaient pris Pierre Mignoni et Stéphane Castaignède, c'était cohérent. Je reprends la saison avec Colomiers, l'équipe joue bien, moi aussi. L'équipe de France, elle, ne tourne pas très bien et on me rappelle avant les Fidji. Ça flotte, mais pas plus que ça, en fait.
La dynamique a tourné face aux Fidji (28-19) et, derrière, c'est parti. Là, j'étais dedans ! J'étais plus fort et déterminé qu'en 1995. J'avais plus de feeling avec cette génération. On met 40 points à l'Argentine (47-26 en quarts), 40 aux All Blacks (43-31 en demies). Un truc de fou. Je n'ai jamais cru qu'on prendrait une raclée, ni pendant la semaine, ni pendant le match. Même menés 24-10, je n'ai jamais pensé à ça. On sentait qu'il allait se passer quelque chose. Lomu fait deux exploits personnels, c'est tout. Il n'y a que ça dans le match des All Blacks. On savait qu'au bout d'un moment, il n'aurait plus d'autonomie pour enchaîner. Ce n'était peut-être pas vrai mais on s'était dit ça. C'est le match d'une vie ! Après ça, on peut te dire tout ce que tu veux sur toi... Je retombe parfois sur des extraits. Ça me donne des frissons. Le match réussi collectivement, par excellence. Mais ce n'est pas le fruit du hasard.
On avait décidé de jouer, de ne pas rendre les ballons. On avait dit, on va faire la rush défense, on va se jeter sur eux, qu'on ne maîtrisait pas du tout. Rien que ça, ça les a perturbés et ça nous a donné confiance. Le jeu au pied, c'était dans le dos de Jonah Lomu. Ça c'est passé comme ça ! (il tape dans les mains) génial. Face aux Blacks, on a gagné avec la tête, pas le talent. C'était le défi d'une génération. On était tous habités. À la mi-temps, on s'est retrouvés seuls, les entraîneurs n'ont pas pu nous rejoindre. Quand ils sont enfin arrivés, ils nous ont vus et décidé de ne rien nous dire. C'est ce que m'a raconté Jo Maso (le manager). Il a dit aux entraîneurs : « Ne dîtes rien, il se passe un truc ».On ne peut pas imaginer la dépense d'énergie qu'on a mise dans la demie. On ne jouait jamais des matches comme ça. On a recommencé à bouger le mercredi soir, en ayant joué le dimanche. Et on n'a pas bien préparé la finale (six jours après la demie). Après les Blacks, on n'a même pas fait les cons. On a bu un coup ensemble dans un bar pourri à Londres. On s'en foutait, on était trop bien... On n'a pas récupéré physiquement et on n'a pas basculé assez vite vers la finale (défaite 35-12 contre l'Australie), on ne nous a pas aidés. Six jours, c'est dur. On n'était pas préparés pour jouer un match pareil. »