Printemps 2017. Fabien Galthié, licencié par Montpellier et pas encore à Toulon, met à profit cette période de calme et de réflexion pour aller observer le travail des meilleures formations d'Europe : en France, le Racing 92 ; en Irlande, le Munster, au pays de Galles, les Ospreys, et enfin, en Angleterre, le quinze de la Rose. Cette ouverture à d'autres méthodes est vitale, selon lui, et il a toujours cultivé cette curiosité, apparue dès sa carrière de joueur. À son retour, bien avant d'intégrer le staff des Bleus, il nous avait longuement expliqué pourquoi.
« Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux différentes méthodes d'entraînement ?
Quand j'étais joueur, en 1992, lors d'une tournée en Argentine. J'aimais voir comment on pouvait appréhender le rugby autrement, pas seulement l'entraînement. Là-bas, j'avais été fasciné par les clubs sociaux, souvent pluridisciplinaires, avec le club-house, les gens qui jouent aux cartes, qui discutent, tous les âges mélangés. Ce sont de vrais lieux de vie. En Argentine, cet héritage anglo-saxon est très fort. Ça m'avait donné envie de revenir sentir ça de plus près (il le fera entre 2008 et 2010 comme conseiller technique des Pumas).
En 1995, alors que vous étiez international depuis quatre ans, vous partez en Afrique du Sud. Pourquoi ?
Je ne sais pas trop ce que je recherchais. J'avais vingt-six ans, je jouais en équipe première depuis l'âge de dix-sept ans. J'étais au plus haut niveau, je tournais en rond. Je suis parti là-bas de manière instinctive, à la recherche d'autre chose : apprendre l'anglais, la vie, et ça a finalement été un facteur important dans la deuxième partie de ma carrière de joueur. On peut s'ouvrir en cliquant sur une souris, en bouquinant des trucs, des méthodologies, mais cela n'a rien à voir avec être sur le site, respirer, manger, travailler avec les autres, préparer les entraînements, jouer...
Question rugby, c'était vraiment différent ?
C'était à peu près le même cadre qu'en France. On s'entraînait le soir, mais sur le terrain, les joueurs ne se comportaient pas de la même manière. Quand j'ai vu l'intensité qu'ils mettaient dans chaque exercice... C'est l'intensité, je crois, qui me frappait, car sinon, il y a un peu moins de recul chez eux, de réflexion sur la stratégie. Dans l'approche, tout le monde le sait, nous, on avait besoin de se remonter le bourrichon pendant deux heures avant les matches. Eux, ils arrivaient, ils passaient boire une bière au club-house, ils se changeaient et, avant chaque match, il y avait la prière. Il y avait à la fois un investissement plus sérieux et un grand détachement. Quand ils mettent le short, ils sont à 200 %, c'est mécanique, que ce soit en match ou à l'entraînement. En découle une approche tactique différente. C'est aussi là-bas que j'ai découvert les ateliers de "skills" (technique individuelle).
« En 2004, au moment des tournées, je contacte les Australiens : "Est-ce que je peux venir vous voir ?" Eddie Jones était sélectionneur, George Gregan le capitaine. J'ai assisté à tout : séances vidéo, entraînements, briefings... »
Vous disiez que cela a affecté votre carrière de joueur. Comment ?
Je suis rentré en France avec une grande énergie... J'étais parti un peu las. Et là, je n'étais plus le même joueur. J'étais "augmenté", c'est un mot à la mode. Jusque-là, je ne m'engageais pas trop, j'étais un demi de mêlée latin avec des pattes, du talent, mais je ne mettais pas trop les mains. Je me souviens de Nick Mallett (son entraîneur à False Bay) qui me gueulait dessus : "Vas-y, là ! Le numéro neuf, il faut qu'il soit le premier au plaquage." Moi, je décrochais tout le temps. J'échange toujours avec Nick aujourd'hui... Ce moment en Afrique du Sud a été un rebond.
En 2004, votre carrière de joueur terminée, vous vous retrouvez à la tête du Stade Français, avec Fabrice Landreau...
Là, on change de posture, on entre dans la peau d'un entraîneur et on commence à regarder ce qui se fait ailleurs. En novembre, au moment des tournées, je contacte les Australiens : "Est-ce que je peux venir vous voir ?" Eddie Jones était sélectionneur, George Gregan le capitaine. Je vais à leur hôtel et j'assiste à tout : les séances vidéo, les entraînements, les briefings... C'est ma première expérience. C'est open bar, comme si je n'étais pas là. Tout est différent : la manière dont on dispose les exercices, le rythme qu'on imprime, l'approche stratégique, le mouvement des joueurs, la pédagogie... C'est très organisé, décomposé, rythmé. Les joueurs participent, c'est-à-dire qu'ils ne subissent pas l'entraînement mais ils l'animent.
Lors de ces échanges, est-ce que vous avez été impliqué par vos confrères étrangers ?
Oui, régulièrement. En juin 2005, on a été au Natal Sharks, à Durban, et Dick Muir (qui entraînera les Springboks plus tard) nous avait fait participer aux séances de travail : Fabrice en mêlée, moi lors d'une séquence autour de la redistribution offensive. La même année, au Stade Français, on avait reçu deux entraîneurs, David Nucifora, le coach des Brumbies, et son adjoint, un certain Joe Schmidt (aujourd'hui sélectionneur de l'Irlande). On échangeait beaucoup : "Pourquoi vous faites ça ? Qu'est-ce que vous en pensez ?" Nucifora avait participé à un travail de touche avec Fabrice et avait apporté une solution. C'était après un match à Perpignan, on avait perdu des ballons et il nous avait suggéré d'arrêter de bouger. Il trouvait qu'on cherchait absolument à se démarquer au lieu d'essayer de gagner le ballon sur la vitesse, sur l'intention.
En 2017, lors de votre période creuse, après votre limogeage de Montpellier et avant votre arrivée à Toulon, vous aviez aussi fait un tour d'horizon des techniciens étrangers. L'échange est-il toujours possible, malgré une concurrence de plus en plus forte ?
Oui, au Munster, avec Rassie Erasmus et son staff, on a participé à des discussions sur leur défense. Aux Ospreys et au Racing aussi, les deux Laurent (Labit et Travers) m'avaient demandé mon avis sur un atelier d'animation offensive et défensive. Quand Muir m'avait dit, la première fois : "Prends l'entraînement", cela m'avait fait drôle. Plus tard, je l'ai fait moi-même et j'ai franchi un palier. Demander à un autre entraîneur, cela ne se fait pas naturellement. Il faut franchir deux obstacles : un, on ne s'ouvre pas ; deux, on ne donne pas l'entraînement à quelqu'un. Pourtant, cela apporte à tout le monde, cela change ta vision, celle des joueurs. C'est ce que fait beaucoup Eddie Jones.
Comment se sert-on de ces échanges ensuite ?
Il s'agit d'abord de sortir de son cadre, de changer d'approche. L'objectif est le même, gagner, mais tu t'ouvres à d'autres méthodes. On ne fait pas du copier-coller, on se nourrit comme quand on lit un livre. Comme quand on voyage. Ce sont des pistes de réflexion. Quand tu te mets à réfléchir sur des sujets, tu travailles automatiquement et après, quand tu poses ta méthodologie, que tu cherches une solution, la manière dont tu vas aborder les choses est différente car tu as plein d'outils supplémentaires grâce à ces échanges. Mais il faut juste se nourrir. Quand tu commences à copier, tu te fermes le champ des possibles.
Vous avez un exemple ?
Oui, mais il est très grossier. En France, pendant longtemps, on mettait deux équipes en opposition pour travailler un thème. Chaque fois que cela ne marchait pas, on arrêtait les joueurs, on expliquait et on redémarrait. La séance durait en gros une heure et demie. Dans d'autres pays, l'entraînement va durer trente minutes et à aucun moment il n'y aura d'interruption ou d'intervention de l'entraîneur. Le moment de l'exercice est destiné à augmenter la capacité des joueurs à prendre des décisions. L'erreur n'interrompt pas l'exercice, elle est passée, on se remet en position de reprendre la même décision et on pourra se tromper trois ou quatre fois, ce n'est pas grave. Il s'agit de mémoriser l'espace pour imprimer une réponse collective, une solution. C'est une pédagogie où l'entraînement collectif, la finalité, est décomposé sous forme de petites briques qu'on explore en détail, comme, dans cet exemple, la prise de décision.
En restant en France, il n'aurait pas été possible de découvrir tout cela ?
Mon propos n'est pas de dire qu'ailleurs, ils font beaucoup mieux qu'en France. L'idée directrice est la même partout : comment mettre en phase les quatre composantes essentielles de l'entraînement. Le rugby, la préparation physique, le médical et, pour finir, les fonctions support : l'intendance (le lieu), la vidéo, l'analyse. Il faut trouver comment mettre tout ça en musique pour alimenter le joueur de la manière la plus horizontale possible. Mais, en s'ouvrant à d'autres façons de faire, on trouve des choses qu'on ne cherchait pas au départ. Et on cherche des choses qu'on n'imaginait même pas. Cette recherche n'a pas de limite.
« Les nations étrangères restent en avance dans le timing et l'utilisation des technologies. Les Anglais, par exemple, ont une grosse technologie. Ils ont tout et ils se servent de tout. Tout est filmé. Même quand il n'y a rien, c'est filmé ! 24 h/24 h, ça tourne dans la salle de musculation, dans celle des "skills" (technique individuelle) »
Ces dernières années, on a quand même la sérieuse impression que la France a pris un, voire plusieurs trains de retard...
Le rugby, il y a une trentaine d'années, c'était un entraîneur. Puis deux, un pour les avants, un pour les trois-quarts. Après, il y en a eu trois, un qui supervisait les deux autres. Mais pendant ce temps, à l'étranger, on entendait parler d'entraîneur de l'attaque, de la défense, des "skills" alors que nous, on en était encore à la séparation trois-quarts et avants. On avait scindé nos équipes en deux alors que les autres les faisaient fonctionner dans leur globalité. Tout le monde attaque et tout le monde défend. Avant, c'est vrai, ceux qui attaquaient, c'étaient les trois-quarts, et ceux qui défendaient, c'étaient les avants. Maintenant, à cause des outils, les joueurs se déplacent de manière plus intelligente, consomment moins d'énergie inutile, sont plus efficients. Aujourd'hui, un deuxième-ligne est un bon attaquant.
Mais tout ceci est acquis maintenant, en France !
Oui, mais les nations étrangères restent en avance dans le timing et l'utilisation des technologies. Les Anglais, par exemple, ont une grosse technologie. Rien que je ne connaissais pas mais ils ont tout et ils se servent de tout. Tout est filmé. Même quand il n'y a rien, c'est filmé ! 24 h/24 h, ça tourne dans la salle de musculation, dans celle des "skills".
Eddie Jones espionne ses joueurs ?
Il est à l'affût de leurs réactions. J'ai été passer une journée dans le camp d'entraînement anglais, au printemps 2017, et je l'ai vu annuler un des entraînements. Je discutais avec Rory Teague (alors responsable de l'attaque), qui réfléchissait à son atelier "skills", entre midi et deux. Il se creusait la tête par rapport à l'Irlande, où il allait y avoir beaucoup de jeu au pied, il testait les situations avec le physio. Et Eddie Jones arrive : "Stop, c'est annulé." Les joueurs n'étaient pas prévenus, ils étaient prêts et tournaient comme des lions en cage et lui, au milieu, avec son petit sourire. "J'ai annulé car je trouvais que ça suffisait ce matin et qu'on ne devait pas en faire plus." Eddie Jones, il peut s'énerver si une séance est trop longue de deux minutes. Ce n'est pas seulement une question de rigueur. Quand je suis allé au Munster, leur préparateur physique gallois m'expliquait qu'il n'y avait dans leur équipe que 9 % de joueurs blessés contre 30 % les autres années (en fin de Tournoi des Six Nations). Ils étudient beaucoup les données pour prédire ce qui va se passer : "On a fait quarante-cinq minutes ; si on avait fait cinquante-cinq, on aurait fragilisé notre équipe, à la fois physiologiquement, parce que ça aurait engendré des déchirures, et mentalement, car il y a une sur-fatigue. Tu ne peux pas dire on fera dix minutes de moins demain. C'est trop tard, les effets négatifs sont déjà là."
Peut-on s'appuyer sur les joueurs eux-mêmes ?
Je crois qu'Eddie Jones arrive à le faire. En tout cas, ce que tu ressens quand tu quittes les Anglais, c'est cette responsabilité collective. J'ai senti des joueurs capables de prendre des décisions alors qu'il y en a tellement qui ne veulent pas en prendre, qui disent "C'est pas moi". On appelle ça les équipes de "C'est pas moi". C'est qui alors ? Eddie Jones cherche à construire des équipes de "C'est moi".
Avez-vous croisé d'autres Français à l'étranger ?
Non, on est nulle part dans les staffs. On voit beaucoup de Néo-Zélandais, d'Australiens, d'Irlandais... La Roumanie, c'était nous avant. La Géorgie, la Russie, l'Italie, mais on n'y est plus. C'est un constat. L'équipe de France perd du crédit, nos techniciens aussi. À l'étranger, on se moque beaucoup de notre rugby, je l'ai constaté. Ils se moquent du Top 14. Au Munster, aux Ospreys, ils disaient qu'il fallait jouer contre les équipes françaises parce que "vous êtes gros et lourds". Ils dénigrent la qualité de notre Championnat, c'est plein de sous-entendus sur la lenteur. Ils disent qu'on peut jouer jusqu'à trente-huit ans dans le Top 14, que c'est une bonne maison de retraite. Ils trouvent que c'est faible, techniquement, stratégiquement. La vision sur nous est assez négative. Les joueurs viennent pour l'argent, pas pour le rugby. Et pour bien manger aussi. »