D'ici quelques semaines, la Fédération néo-zélandaise nommera un nouveau sélectionneur pour succéder à Steve Hansen. Quel que soit le choix retenu, la tâche du nouvel élu s'annonce compliquée. Car l'expertise technique et la culture patrimoniale de l'excellence ne suffisent plus face à la concurrence des autres nations mondiales. La semaine passée, entre la déception consécutive à l'élimination par les Anglais en demi-finale (19-7) et l'émotion de son ultime et 127 sélection sous le maillot noir, Kieran Read a lâché : « Nous sommes une petite nation qui évolue dans la catégorie supérieure. » Une phrase passée inaperçue mais qui a valeur d'aveu pour le capitaine de ce petit pays de 4,5 millions d'habitants.
Depuis plusieurs mois déjà, outre le combat que livrent les All Blacks sur le terrain, la tension s'est intensifiée en dehors, dans les domaines financiers et juridiques. En juillet, à Wellington, nous avions pu rencontrer un des hommes clés de la NZRU : Chris Lendrum, responsable des contrats de joueurs professionnels. Il sortait d'un marathon de négociations à enjeu capital : conserver sous le maillot noir Beauden Barrett, Brodie Retallick, Sam Whitelock et Ardie Savea. « On a passé douze mois très difficiles, mais nos équipes ont accompli un super boulot, se réjouissait-il. Si nous n'étions pas parvenus à les garder chez nous, nous aurions été en alerte rouge. »
Financièrement, la Nouvelle- Zélande ne boxe pas dans la même catégorie de poids que les clubs anglais ou français, voire japonais. « Nous nous situons tout en bas de la chaîne alimentaire économique, reconnaît Lendrum. Du coup, on doit faire des choix drastiques dans nos investissements. » Pour conserver le coeur nucléaire des leaders de l'équipe, la Fédé doit faire des concessions. Ainsi Barrett, transféré des Hurricanes aux Auckland Blues, ne reprendra la compétition en Super Rugby que tardivement l'an prochain. Whitelock a été autorisé à aller piger au Japon et ne reviendra au pays qu'en juillet 2020. Retallick, qui a signé à Kobe (Japon), ne reviendra sous le maillot noir qu'en 2021. Ainsi démarre le nouveau contrat du prochain sélectionneur : faire émerger des nouveaux joueurs avant de leur dire : « Euh, non désolé, untel revient... »
«Notre rugby connaît une lente agonie. Avec en premier lieu une baisse du nombre des joueurs», Jamie Wall, journaliste néo-zélandais
Mais si la NZRU sécurise financièrement ses perles rares, ça devient plus compliqué au niveau inférieur. Elle ne peut livrer tous les combats. « Notamment pour les joueurs de 25 ans qui évoluent en Super Rugby depuis quatre-cinq saisons. On ne peut pas s'aligner face aux clubs européens pour les garder », peste Lendrum. Par effet dominos, c'est la maturation des plus jeunes joueurs qui se voit menacée.
On se souvient d'une conversation en off avec un entraîneur all black qui, en 2017, s'agaçait du départ du centre Malakai Fekitoa (24 sél.) à Toulon : « Il n'a même pas fini sa formation, il a juste un niveau Super Rugby ! » Un cas qui n'est pas isolé, à l'image de l'arrière Charles Piutau qui, en 2015, avait signé aux Wasps à 25 ans. À peine avait-il eu le label « All Black » (17 sélections) que ses agents faisaient monter les enchères en Europe. « C'est une menace pour notre rugby autant que pour le rugby mondial », déplore Lendrum.
D'autant que le pays formateur ne se voit allouer aucune compensation financière. « On a besoin de l'aide de World Rugby sur ce plan », poursuit Lendrum. Ce sera un des chantiers de Mark Robinson, le prochain président de la NZRU, qui entrera en fonction en janvier. Lendrum reconnaît que la Fédération a redouté de perdre son joyau Beauden Barrett. « Les sommes qu'il aurait pu prendre en France étaient astronomiques, avoisinant les deux millions d'euros annuels d'après ce que j'ai compris. C'est un joueur fantastique. Mais le risque, si un tel joueur part à La Rochelle ou à Lyon, c'est qu'il ne jouera plus jamais pour la sélection. Ça aurait été une perte pour le rugby mondial. Heureusement, son agent voit loin et n'a pas été au plus offrant. »
"C'est une énorme inquiétude. On ne peut rien construire de grand sur des fondations qui s'effritent», Murray Mexted, ancien All Black
Soucieuse de sortir d'une relation conflictuelle avec les clubs européens, en quête de solutions à long terme, la NZRU travaille à un accord avec le club anglais des Harlequins. « On réfléchit aux développements conjoints possibles, commerciaux et sportifs. On en est à l'orée. À terme, un All Black pourrait y aller jouer sur une petite période, six mois. À voir... » En France, Lendrum a échangé avec Neil McIlroy, manager à Clermont. Une prise de contact encore embryonnaire. « Nous restons ouverts aux idées, conclut-il. On serait heureux d'échanger avec les clubs français, prêts à concéder des choses, mais dans une relation d'échange. »
Hélas, en raison de ce gros point de fixation sur son élite, le rugby néo-zélandais en oublie sa base qui périclite. « Je suis inquiet, les clubs, qui sont la fondation de notre rugby, ont été négligés », fulmine l'ancien All Black Murray Mexted (34 sélections entre 1979 et 1985) qui a monté l'académie de Palmeston North où sont passés les Savea, Perenara ou Fifita. « On n'encourage plus assez ce rugby des clubs qui se meurt. Je ne suis pas certain que les gens de notre fédération vont boire un coup dans les clubs après les matches et prennent le temps d'écouter ce que les gens ont à dire. »
Historiquement, les clubs sont l'épicentre du rugby néo-zélandais. « Idéalement, les gens les plus importants de notre sport devraient être ceux qui forment et développent les joueurs, poursuit Mexted. Dans la réalité, les personnages les plus influents sont devenus les agents de joueurs qui vendent de la chair humaine. » Notre confrère Jamie Wall, qui achève ces jours-ci un ouvrage sur les All Blacks, fait le même diagnostic alarmiste. « Notre rugby connaît une lente agonie. Avec en premier lieu une baisse du nombre des joueurs que ne masquera pas longtemps la concentration artificielle des talents dans les écoles privées. »
Très populaire, le rugby scolaire, dont les finales sont retransmises à la télévision, est « l'arbre qui cache la forêt » selon Wall. « Ce Championnat bénéficie de moyens car il est une pub pour des établissements privés. Mais la réalité, c'est que le rugby de la base se meurt. Rien que sur la région d'Auckland, on est passés de 225 équipes, en 2013, à 181 l'année dernière. À la fédération personne ne semble décidé à agir. Ils ne se préoccupent que des joueurs pro qui ne représentent que 0,4 % des 157 000 licenciés. Le Championnat des clubs, délaissé, est aujourd'hui trop disparate et déséquilibré avec des écarts de points énormes entre des clubs qui surnagent et d'autres moribonds. »
Pour Mexted, le péril est réel : « C'est une énorme inquiétude, d'ici cinq à dix ans, si on ne prend pas les choses en main rapidement. On ne peut rien construire de grand sur des fondations qui s'effritent. »