Enfant, Joe Marler se démarquait déjà. À la fin de l'entraînement, au moment où les gamins retournaient au vestiaire, il avait le don de créer autour de lui un petit attroupement d'où s'échappaient des rires suraigus. « Il était toujours en train de faire le zouave et d'amuser la galerie », se souvient son premier entraîneur, William Stadler, qui a formé Marler entre 9 et 16 ans à Eastbourne, avant que le pilier ne soit remarqué par l'académie des Harlequins, club référent de la région du sud-est de Londres. « Joe était déjà différent. »
Incapable de rester en place, il a du mal avec l'école et ses parents, Paul et Georgina, infirmiers psychiatriques, l'inscrivent au rugby pour l'aider à se défouler. « Joe est issu du système public et c'est le rugby de club qui l'a amené à ce niveau, ce qui est encore assez rare en Angleterre. Ses parents venaient le voir jouer tous les dimanches mais ils ne le poussaient jamais. Ils voulaient juste qu'il ait envie d'être là. Il avait toujours un sourire aux lèvres. Pourtant, contrairement à quelques autres gamins dont je pensais qu'ils iraient loin, je ne me suis jamais dit ça pour Joe. Je trouvais juste qu'il était bien dans sa peau », continue Stadler.
Plus tard, il y a eu les cheveux, rouges, bleus, décolorés, avant de se fixer sur cette crête iroquoise qui le caractérise aujourd'hui encore, à 29 ans et 71 sélections pour l'équipe d'Angleterre. « Certaines personnes aiment porter de drôles de chaussures ou des chemises bariolées, dira-t-il lors de ses premières sélections, en 2012. Moi, j'adore trafiquer mes cheveux. » La remarque du sélectionneur de l'époque, Martin Johnson - « avant l'entraînement, passe chez le coiffeur » -, ne l'intimide pas plus que ça.
« Je ne pense pas qu'une coupe de cheveux soit significative du degré d'implication d'un joueur, estime le pilier gauche, qui ajoutera quand même, malin : Bien sûr, si jouer pour l'Angleterre signifie ne plus avoir de coiffure ridicule, je n'aurai plus de coiffure ridicule... »
Sept ans plus tard, si ses qualités de joueur, excellent en mêlée fermée, lui ont permis de garder sa liberté capillaire, il a parfois du mal à contrôler une personnalité un brin égocentrique, comme si se faire remarquer était une finalité. Les exemples s'accumulent, souvent hilarants, comme cette interview sur le site des Harlequins où il imite un cheval et répond en hennissant ; ou ce match contre Exeter où on l'entend, dans le micro de l'arbitre, houspiller Nic White, le demi de mêlée adverse qui n'en finit plus de placer ses avants pour tenter un coup de pied : « You're fucking boring me. Hurry up ! » (« Tu m'emmerdes là. Dépêche-toi ! »)
Parfois il dérape. En mars 2016, il traite le pilier gallois Samson Lee de « gipsy boy » (gitan) en plein Tournoi des Six Nations et écope de deux matches de suspension et 20 000 livres d'amende ; dès son retour en club, un coup de pied sur le talonneur de Grenoble, Arnaud Héguy, le renvoie à la maison deux semaines supplémentaires. Enfin, lors du dernier Angleterre-Galles, le 7 mars, au coeur d'un regroupement, il attrape, l'air goguenard, les parties génitales du capitaine gallois Alun-Wyn Jones, qui ne bronche pas et demandera après le match à World Rugby de ne pas laisser passer.
La polémique est terrible entre ceux qui ne voient dans le geste de Marler qu'une forme d'humour un peu lourdaud, et les autres, qui vont jusqu'à parler d'agression sexuelle. Encensé quelques semaines plus tôt pour avoir spontanément offert son maillot au nouveau venu français Mohammed Haouas, son vis-à-vis, lors de la défaite anglaise face à la France (24-17 le 2 février), Marler reçoit tellement de messages injurieux qu'il décide de fermer son compte Twitter.
Suspendu dix semaines pour son geste sur Alun-Wyn Jones, avec lequel il a participé à la tournée des Lions, en 2017, le joueur est abasourdi par l'écart de sanction entre lui et Haouas, justement, qui s'en est tiré avec trois semaines pour un coup de poing au visage d'un joueur écossais.
La crise du Covid-19 a effacé les sanctions des joueurs, autorisés à purger leur peine pendant le confinement, mais Marler, meurtri, a parlé à ses proches d'arrêter sa carrière. « Oui, il a vraiment pensé le faire, raconte Stadler. Mais la situation actuelle lui a donné le temps de la réflexion, les messages d'Eddie Jones aussi. » Le sélectionneur de l'Angleterre lui a, en gros, fixé pour objectif de devenir champion du monde en 2023, à l'image du Sud-Africain Tendai Mtawarira, 34 ans lors du titre des Springboks au Japon, en novembre dernier, contre les Anglais de Joe Marler. Une récente conversation avec Matt Proudfoot, nouveau gourou de la mêlée anglaise, a également rassuré le fantasque pilier tant le Sud-Africain lui a affirmé compter sur lui.
« C'est en se réalisant comme joueur de rugby que Joe sera heureux. C'est un gars généreux qui cherche son équilibre »
William Stadler, son premier entraîneur
Alors, comme il était revenu en juillet dernier après avoir annoncé sa retraite internationale en septembre 2018, Marler sera de nouveau là quand le rugby reprendra. « Sa décision d'arrêter, juste un an avant la Coupe du monde, est très révélatrice de sa personnalité, estime Stadler. Il vit pour essayer d'être heureux et il avait de plus en plus de mal à partir en sélection en laissant ses enfants et sa femme Daisy (avec qui il est depuis ses 17 ans). Il a compris que cette culpabilité était le problème. C'est en se réalisant en tant que joueur de rugby qu'il sera heureux. Je ne crois pas que Joe soit égocentrique. C'est un gars généreux qui cherche son équilibre. »
En août dernier, Will Stadler a pu s'assurer que cette générosité était toujours présente. « La veille du départ au Japon, Eddie Jones et le staff avaient organisé une soirée surprise pour les joueurs en invitant leurs premiers entraîneurs. On était logés au même hôtel qu'eux. Joe ne m'a pas lâché une minute. Il m'a offert un maillot et on a fait le tour de toute l'équipe pour le faire signer. À la fin, on s'est retrouvés à discuter pendant plus d'une demi-heure avec Eddie Jones car Joe savait que je rêvais d'échanger avec lui. Joe avait le même sourire que quand il était gosse. Le rugby a besoin de ce genre de personne. » De joueurs qui montrent ce qu'ils sont même si, parfois, cela déborde.
