Quinze ans qu'Alun Wyn Jones s'est installé dans le pack du pays de Galles, quinze ans que ses mots sont aussi prudemment choisis que ses gestes dans un ruck. Pour se projeter sur le France - Galles de ce soir, le capitaine a évoqué «un match relativement important». À chacun sa théorie de la relativité, hein, quand on est à la veille d'un possible quatrième Grand Chelem personnel, soit un de plus que l'Irlande ou l'Écosse, un total qui vous place dans une catégorie unique, alors qu'on a déjà un record mondial, celui de sélections, chipé à Richie McCaw (156, dont 9 avec les Lions britanniques et irlandais, contre 148).
Alors pour perdre tout sens de la mesure, et prendre celle du deuxième-ligne de 35 ans, il vaut mieux s'égarer dans l'atelier de Richard Hughes, à Pontypridd, à une vingtaine de kilomètres de Cardiff. Depuis qu'il a 17 ans, Richard, maintenant sexagénaire, a repris l'inspiration de son père, John, et sculpte des petites figurines de sportifs, essentiellement des rugbymen. Et Alun Wyn Jones s'est, au fil de ses succès, fait une place à part. Le Grand Chelem 2019 lui avait ainsi soufflé son dernier "Grogg", le nom de ces statuettes qu'il façonne dans l'argile après avoir disséqué les attitudes des joueurs.
Il y a deux ans, Richard avait d'abord dû lutter contre le mal du supporter, cette angoisse terrible qui l'étreint avant les matches. «J'avais fui, le jour de Galles-Irlande, mais j'avais quand même regardé le match au lit, dans la chambre d'un pub d'Oxford... sourit-il. Et j'ai vu Alun, quand il portait le trophée, faire ce geste avec ses doigts, un trois, pour signifier que c'était son troisième Grand Chelem. J'ai tout de suite su que c'était comme ça que j'allais faire son prochain Grogg ! Comme Alun est quelqu'un de modeste, je suis sûr que dès qu'il a réalisé qu'il avait fait ce geste, il s'est demandé : "Oh non, est-ce que j'ai vraiment fait ça ? C'est un peu trop pour moi !" Mais je n'ai pas pu résister !»
Dès le lendemain, Richard était rentré dans ses Valleys, sa région minière, pour travailler sur cette édition spéciale. Tout s'est vendu en deux jours, 500 exemplaires : «On aurait pu en faire deux fois plus, mais on n'a qu'une employée qui en peint dix par semaine, Sandra. Moi, il me faut six à sept semaines pour réaliser le moule.» A.W. Jones est donc une valeur sûre. Moins populaire que Gareth Edwards, le mythique demi de mêlée que Richard continue à renouveler. Mais l'actuel totem de la sélection galloise a déjà quatre statuettes commercialisées à son effigie.
«Au début, il avait les cheveux longs, il était presque angélique, resitue l'artiste. Mais depuis, son corps a changé, il est devenu plus musculeux, et son visage aussi. Il a ce regard intense, ces sourcils plus sérieux.» Qui confèrent cette aura au deuxième-ligne, hiératique, qui magnétise ses partenaires. «Contre l'Irlande, en 2019, il se blesse au début. Pendant tout le match, chaque fois qu'il allait au sol, deux partenaires venaient l'aider à se relever. Jamais ses coéquipiers ne l'abandonneraient», s'étonne Richard.
Il se balade dans sa grande boutique, fait admirer les paires de chaussettes d'anciens joueurs qui pendent du plafond, les cadeaux incongrus d'un Serge Blanco (un briquet), Neil Jenkins (une canette de Coca écrasée), Ieuan Evans (un chewing-gum). Et repense à Alun Wyn Jones : «Il laisse pousser sa barbe en une semaine parfois, pas pratique quand je vais le "grogger" ! Une fois, à un dîner, je lui ai demandé : cette grosse barbe, tu vas la garder ? Parce que je commence une nouvelle figurine de toi... Il ne m'a même pas répondu, il m'a juste regardé avec l'air de dire : "Est-ce que tu prétends vraiment dicter mon look ?"»
Jones ne s'en est pas formalisé. Il a réclamé à Richard un "Grogg" unique, «le plus étrange de ma carrière», où il est sous le maillot des Ospreys, avec des ailes icariennes, à vendre aux enchères pour ses dix ans au club de Swansea. Ce soir, devant sa télé, le sculpteur guettera certainement son prochain modèle. «Je ne vais pas m'échapper cette fois, nous a-t-il promis, parce que ce Tournoi un peu fou nous a aidés à nous distraire des problèmes du Covid.» AW Jones n'est pas qu'une statue, c'est aussi un remède.