Quand certains grands joueurs nous quittent, il reste d'eux une immense ombre portée qui nourrit la légende. Benoît Dauga est parti jeudi à 80 ans après avoir été hospitalisé la veille, exténué d'avoir tant lutté depuis deux ans contre les effets délétères du Covid-19. Tel un géant, c'est en pleine lumière que s'écrit son histoire, tout là-haut où règnent en maîtres ces deuxième-lignes taillés comme des flèches de cathédrales.
Après Bernard Momméjat et avant Fabien Pelous, cet ancien basketteur disposa le premier de tous les atouts : une détente majestueuse et autoritaire dans l'alignement à l'époque où l'ascenseur était sanctionné, une adresse et une rapidité balle en mains, que soit avec son club de Mont-de-Marsan ou en équipe de France, dont il fut le capitaine à neuf reprises.
Quand on naît à Montgaillard, en Chalosse - en 1942 -, rien n'est ordinaire. Du haut de ses presque deux mètres (1,95m), impossible de passer inaperçu. Les frères Boniface - eux aussi de la Chalosse - ne manquèrent pas d'inviter cette tour de contrôle à les rejoindre à Mont-de-Marsan en 1960, puis quatre ans plus tard au sein de l'équipe de France lui qui avait été international juniors et militaire.
Benoît Dauga fut alors des grandes heures tricolores, victorieux des Springboks à Springs en 1964 avant de remporter en 1968 le premier Grand Chelem du XV de France dans le Tournoi des Cinq Nations. C'est aussi lui qui mit fin à la plus terrifiante bagarre générale jamais vue, le 20 juin 1971 à Durban, face à l'Afrique du Sud. Il étrennait ce jour-là ses galons de capitaine. « On continue à se battre ou on joue ? » lança-t-il d'un ton calme, sûr de sa force, à son homologue springbok Hannes Marais. Et le jeu reprit comme si de rien n'était.
Chantre d'Ovalie, Denis Lalanne lui trouva un surnom dans L'Équipe - « Le Grand Ferré » - et, tel le personnage des jacqueries du XIVe siècle, paysan picard doté d'une force prodigieuse mise au service des combats contre les Anglais durant la guerre de Cent Ans, il imposa son athlétique présence en conquête comme en attaque face aux meilleurs avants du monde, ses pairs, l'Irlandais Willie John McBride, le Sud-Africain Frik du Preez et le Néo-Zélandais Colin Meads. Le président de la fédération sud-africaine, l'ancien international Danie Craven, invita d'ailleurs ces champions en 1990, en compagnie du gallois Gareth Edwards et de son compatriote Naas Botha pour assister à ses côtés à la finale de la Currie Cup. C'est dire l'estime qu'avait pour ce pin landais le monde du rugby.
De lui, son partenaire en équipe de France et ami Jo Maso disait, jeudi soir, très ému : « C'était un deuxième-ligne moderne, précurseur des avants polyvalents d'aujourd'hui. Il était à la fois technique, rapide et se déplaçait avec de grandes foulées. C'était un joueur de ballon inné. Il avait des mains extraordinaires et lisait très bien le jeu.»
Mais il ne faudrait pas réduire Benoît Dauga à la trace indélébile qu'il laisse dans le rugby des deux hémisphères. « Benito », comme l'appelaient affectueusement ses anciens coéquipiers tricolores, « était la gentillesse personnifiée, le don de soi pour l'autre. Un homme agréable sur tous les points, un ami merveilleux, toujours prêt à glisser un bon mot, ajoute Jo Maso, comme tous profondément touché par ce décès. Il faisait l'unanimité. J'espère qu'un hommage lui sera rendu lors du France-Australie de samedi, il le mérite grandement. »
Lorsque le Tournoi des Cinq Nations s'invitait à Paris durant l'hiver des années 60 et 70, ce héros de la nuit attaquait la semaine de préparation au Courrier de Lyon, un bistrot de la rue du Bac situé au coeur de la capitale et fréquenté par la bande d'Antoine Blondin. Alors, nous rappelait Francis Deltéral, ancien reporter de L'Équipe et ami du grand Benoît, les femmes s'écriaient de concert : « Ciel, notre mari ! » Puis, le match et le banquet terminés, en bon capitaine il lançait depuis le salon d'honneur du Grand Hôtel, non loin de l'Opéra : « Maintenant, les gars, Paris vous appartient ! »
Il fut, la légende est tenace, de la terrible algarade qui lança les Tricolores face aux forces de police de Cardiff un soir de 1966 à l'issue d'un match du Tournoi perdu, et termina au poste après avoir cogné plusieurs bobbies qui ne lui en tinrent pas rigueur puisqu'il fut libéré, ainsi qu'une dizaine de ses coéquipiers, dans la foulée. Le rugby et ses frasques ne passaient pas, à l'époque, par la loupe déformante des réseaux sociaux...
Son dernier match international, il le disputa d'ailleurs à Cardiff, en 1972. Vaincu par les Diables Rouges de Gareth Edwards (20-6), il battit avec 63 capes le record mondial de sélections alors détenu par son glorieux ancien, Michel Crauste. Mais son plus grand combat, il le livra le 12 janvier 1975, lors des ultimes minutes d'un match de Championnat contre Dijon largement dominé par Mont-de-Marsan. Comme il s'était férocement jeté dans les jambes d'un deuxième-ligne dijonnais, sa tête heurta l'os de la hanche de son adversaire. Immobile, au sol, il aura la lucidité de souffler à ses partenaires : « Ne me touchez pas, je suis paralysé. » Opéré à l'hôpital Pellegrin de Bordeaux, il s'entendit dire par le professeur Jacques Sénégas, ancien pilier du CA Bègles, qu'il ne pourrait plus rejouer au rugby mais pourrait remarcher. Il partageait alors sa chambre avec le pilier du Racing Club de France, Georges Magendie, qui succomba onze jours plus tard à une rupture de la moelle épinière.
Après deux mois de soin intensifs à l'hôpital, six mois de rééducation et trois ans de convalescence, il devint, par la grâce de son employeur, l'hôte permanent du XV de France au Château Ricard de Clairefontaine jusqu'à ce que le centre national de Marcoussis sorte de terre. Après cela, il fut sélectionneur de l'équipe de France puis occupa la présidence du Stade Montois, de 2003 à 2007, avant de mettre fin à toute occupation officielle et se retirer, entouré des siens.
A sa famille, ses proches et ses amis, L'Équipe adresse ses plus sincères condoléances.
