C'est le genre de villes où le temps semble s'être arrêté. Une ville par laquelle on entre et on sort via la même rue principale dans une enfilade de magasins aux façades défraîchies, de stations-service et de fast-foods. Les 40 000 habitants de Despatch sont installés autour de cette artère, dans des maisons de plain-pied. Dans les jardins, les jacarandas sont en fleur et leurs pétales violets tapissent les trottoirs cabossés.
La cheminée rouge de l'ancienne usine de briques, qui fut le poumon économique de la commune, est toujours debout. L'hôtel, le seul du coin, n'accueille plus de clients depuis longtemps. Une pancarte prévient : « Merci de laisser la barrière fermée à tout moment ». Une ville sud-africaine perdue dans la banlieue nord de Port Elizabeth, au sud du pays... Voilà comment décrire Despatch si l'on ne faisait que la traverser. Mais en s'y arrêtant, on découvre une communauté fière. Pour la plupart, des Afrikaners, les descendants des colons néerlandais arrivés au XVIIe siècle, nés en Afrique du Sud et qui comptent bien y rester.
Tout le monde se connaît, et tout le monde s'implique. « On veut que Despatch soit belle, propre et bien organisée », explique Cornelia Calitz, membre des anciens élèves du lycée communal. Elle a tenu à embarquer L'Équipe pour une visite de sa ville. À chaque quartier son église. Les habitants de Despatch, comme la grande majorité des Sud-Africains, sont pratiquants. Ici, c'est l'Église néerlandaise réformée, fondée par des colons protestants, qui rassemble les fidèles tous les dimanches.
Mais la communauté s'est construite autour d'autres figures tutélaires. Parmi elles, il y a la légende du rugby Danie Gerber, trois-quart centre international dans les années 1980. Le terrain d'honneur du lycée porte son nom. « De nombreux sportifs viennent de Despatch, explique notre guide du jour. On est fiers de dire que l'on vient du même endroit qu'eux et on veut qu'ils soient fiers de leur ville. » Celui qui fait le plus parler de lui, c'est le coach des Springboks Rassie Erasmus (52 ans). Il est né à Despatch, et c'est ici que sa passion dévorante pour le rugby a germé. « Vous voyez cette pharmacie ? , pointe Calitz. Pendant la dernière Coupe du monde, en 2023, ils avaient installé une grande pancarte disant "On est fiers de toi Rassie ! Go Bokkie !" »
Sur le parking, Lazarus Mbonje vend des maillots sous une petite tonnelle. Les footballeurs Cristiano Ronaldo, Erling Haaland ou Lamine Yamal s'exportent ici aussi. Et puis il y a le maillot des Boks. « Après le titre en 2019 (à la Coupe du monde), ils sont passés ici en car ! Parce que c'est la ville d'Erasmus. Nos ventes ont explosé. » Calitz confirme : « La rue principale était noire de monde. Je me souviens de Faf de Klerk en slip de bain ! Tout le monde portait le maillot vert et or, on avait tous sorti le drapeau sud-africain. Notre capacité à se rassembler, c'est pour ça que j'aime tant cette ville. »
« Rassie était très populaire pendant les matches. Quand tu jouais pour l'équipe première, tu étais un héros »
Tania Van Schalkwyk, membre du conseil d'administration du lycée de Desptach
Pour comprendre d'où vient Erasmus, considéré par beaucoup en Afrique du Sud comme le plus grand entraîneur de l'histoire, il faut aller au lycée de Despatch. C'est là qu'il a rencontré ses meilleurs amis dans les années 1980. Ils formaient une bande d'adolescents crâneurs qui se faisaient appeler « Da Boys » ( « Les mecs »). Certains jouaient au rugby pour l'équipe première du lycée. « Rassie était très populaire pendant les matches, se souvient Tania Van Schalkwyk, qui était quelques classes en dessous d'Erasmus et qui est désormais membre du conseil d'administration de l'établissement. Quand tu jouais pour l'équipe première, tu étais un héros. »
Parmi les copains et coéquipiers d'Erasmus, il y avait Ronald Rose. « On était des sales gosses. Mais des sales gosses respectueux, pas comme les jeunes d'aujourd'hui », explique-t-il. À Despatch, on ne l'appelle pas « Rassie », mais « Hannie », tiré de son prénom Johan. « C'est quand il jouait pour la province de Free State après le lycée que les gens l'ont appelé Rassie, qui est le surnom donné à tous les Erasmus en Afrique du Sud. »
Le jeune « Hannie » était capitaine de son équipe presque chaque année au lycée. « Il n'était pas fait comme nous, assure son copain d'enfance. Il pensait différemment et il arrivait à nous faire croire qu'on était meilleurs que ce qu'on était. Quand il prenait la parole, on avait envie de tout donner pour l'équipe. » C'est sur les pelouses de Despatch que Rassie Erasmus a cultivé sa manière peu conventionnelle d'aborder le rugby. « Il avait eu l'idée de nous faire faire des passes de football américain d'une touche à l'autre pour que l'ailier à l'opposé du terrain ait un boulevard, raconte Ronald Rose. Et quand on obtenait une pénalité dans les quarante mètres adverses, au lieu de prendre la touche, on jouait au pied et les quinze joueurs chassaient le ballon pour tenter de le récupérer dans les vingt-deux mètres et d'aller à l'essai. Tout ça, ça venait de lui. »
« C'est un fils de Despatch, alors on se sert de lui comme d'un porte-parole auprès des élèves. Il est la preuve que l'on peut tout accomplir, même lorsque l 'on vient d'un milieu modeste »
Christiaan Ferreira, proviseur du lycée d'Erasmus
Trente-cinq ans plus tard, l'aura d'Erasmus est intacte. « Le monde entier peut voir que c'est un génie, affirme Elric Van Vuuren, le coach actuel du lycée. On regarde des vidéos des Springboks mais ce n'est pas facile de copier Erasmus parce que personne ne sait ce qu'il prévoit le coup d'après ! » Le proviseur Christiaan Ferreira confirme : « C'est un fils de Despatch, alors on se sert de lui comme d'un porte-parole auprès des élèves. Il est la preuve que l'on peut tout accomplir, même lorsque l 'on vient d'un milieu modeste. »
Dans son bureau, des photos montrent Erasmus payant une visite à son ancien lycée en 1999. Un portrait officiel du sélectionneur trône au milieu des trophées. Et depuis 2016, la tribune du terrain de rugby a été renommée « Pavillon Rassie Erasmus ». Il n'a jamais totalement quitté les lieux. Et il n'a jamais perdu de vue ses amis d'enfance, avec qui il échange régulièrement, même en pleine Coupe du monde. « En 2023, je travaillais de nuit et il était souvent en ligne, alors on commençait à discuter, nous confie Rose. Et même pendant la compétition, il réfléchissait à de nouvelles tactiques. Quand il a une idée en tête, ça devient un peu une obsession. »
Un bourreau de travail qui n'a pas attendu d'arriver sur le banc des Springboks pour décortiquer chaque facette de son jeu, du jeu de son équipe et du jeu des autres. Au point, selon son grand ami, d'avoir une collection impressionnante de cassettes VHS sur tous les joueurs de province en Afrique du Sud - alors qu'il n'était pas encore coach dans les années 1990 (!). « Il est tellement intelligent, admire Van Vuuren. Au début, tout le monde ne l'a pas accepté ou ne l'a pas compris. Mais dès qu'il a eu de bons résultats, ils se sont tous mis à épier ce qu'il faisait. Je pense que Rassie croit en lui et tout le monde finit par le suivre. »
Un génie incompris ? C'est l'image qui ressort en tout cas des récits qu'en font les habitants de Despatch. Celle d'un savant fou, alors entraîneur des Cheetahs de Bloemfontein au milieu des années 2000, qui installait déjà des spots lumineux sur le toit du stade pour envoyer des messages codés sur le terrain. Celle d'un joueur puis d'un entraîneur qui s'est longtemps acharné pour que l'on adhère à son rugby.
C'est ce qui a marqué son coéquipier chez les Boks, l'ancien centre Robbie Fleck (50 ans, 31 sélections) : « J'ai joué pour la première fois avec lui en 1999, pour mes débuts internationaux contre l'Italie (74-3 en test-match, le 12 juin). C'était un joueur assez jeune, mais un leader naturel. Il n'avait pas le physique le plus impressionnant mais il avait une connaissance du jeu au-dessus de la normale. Il avait le respect de tous et surtout du staff. Tout le monde l'écoutait
Le flanker Erasmus était totalement dévoué au rugby. Au point de mettre la pression sur ceux qui n'étaient pas sur la même longueur d'onde. « Il s'est énervé contre moi pendant la Coupe du monde 1999, sourit Fleck. On jouait l'Australie en demi-finales. C'était un match exceptionnel (perdu par les Boks 21-27, le 30 octobre) mais à la mi-temps Rassie m'a passé un savon parce que j'avais discuté avec le centre australien Tim Horan dans le tunnel. Il était comme ça, passionné et ultra compétitif. »
Un caractère qui l'a parfois desservi, notamment lorsqu'il a pris les rênes de la Western Province et des Stormers du Cap (2007-2011), haut lieu du rugby sud-africain. « À l'époque, les deux équipes traversaient une mauvaise passe, se rappelle Fleck, qui a rejoint le staff d'Erasmus en 2009. Il poussait pour un changement en profondeur, mais on ne lui a pas laissé la liberté dont il avait besoin. » Erasmus militait pour un jeu plus défensif avec un pack dominant, très loin des standards du Cap. « Les Stormers et la Western Province ont une grande histoire avec des joueurs de légende, une grosse attaque et un jeu à la main. Rassie, lui, voulait un rugby qui gagne. Mais Le Cap est une bulle qui n'aime pas trop les gens de l'extérieur et je pense qu'on l'a longtemps pris pour un outsider. Il avait cette mentalité très Afrikaner qui marchait bien avec ses précédentes équipes mais il n'arrivait pas à comprendre les gens du Cap. »
Le déclic, selon Fleck, Erasmus l'a eu en Irlande où il a entraîné le Munster (2016-2017). « Quand il a quitté l'Afrique du Sud, il fallait que tout soit fait à sa façon. Ce n'était pas simple de travailler avec lui. C'est le revers de la médaille pour un génie dans son genre. C'est l'un des meilleurs techniquement, si ce n'est le meilleur. Il pousse sans cesse les limites du jeu et il a une rigueur incroyable. Mais il fallait être aligné avec lui. »
En Irlande, à en croire son ancien coéquipier, Erasmus a eu affaire à des rugbymen plus pointus techniquement. « Parce qu'ils n'ont pas les athlètes que l'on a en Afrique du Sud, il fallait qu'ils soient meilleurs dans le jeu », explique Fleck. « Ça lui a ouvert les yeux. Sa manière de voir le rugby, de gérer son staff et ses joueurs... Tout a changé. Il est revenu beaucoup plus ouvert en tant que coach et en tant que personne. »
C'est à partir de ce moment-là, selon Fleck, qu'Erasmus est devenu celui que l'on connaît aujourd'hui. Le sélectionneur qui, depuis 2017, rallie tout le monde à sa cause. Le coach que toute l'Afrique du Sud suit les yeux fermés. « Il est désormais capable d'exploiter le potentiel de tous ses joueurs, les champions du monde comme les jeunes recrues. Il tire le meilleur de son équipe et le fait de manière constante, ce qu'aucun autre sélectionneur n'avait fait avant lui. C'est son super pouvoir. »








