Philippe Spanghero au Figaro : «Le rugby professionnel n'est pas au bord du gouffre économique»
ENTRETIEN EXCLUSIF - Sitôt le retour des jauges annoncé, la LNR a agité le spectre de répercussions économiques «lourdes» et réclamé de nouvelles aides. L'analyste regrette ce catastrophisme et assure que la plupart des clubs de Top 14 affichent une bonne santé financière malgré la crise sanitaire.
Dirigeant de l'agence Team One, groupe de conseil en stratégie de communication auprès des acteurs du sport, Philippe Spanghero apporte un éclairage percutant sur la situation réelle du rugby professionnel français. Il appelle à la mesure en dressant un constat beaucoup moins alarmiste que celui des acteurs.
LE FIGARO.- Le rugby professionnel a immédiatement réagi au retour des jauges dans les stades en affirmant que cette mesure aller «frapper durement les clubs» et «avoir des répercussions économiques lourdes»…
Philippe SPANHERO. C'est le cas oui. Mais la situation est très floue. La jauge de 5.000 spectateurs peut être un moindre mal pour les clubs professionnels de rugby. Leur économie repose principalement sur les partenariats, qui représentent plus de 50% de leur budget. Avec cette jauge, a priori, les clubs peuvent continuer à assurer les prestations d'hospitalité pour les entreprises. Avec un gros point d'interrogation. Dans leur majorité, ces prestations sont des cocktails, des consommations debout. Je ne vois pas comment le rugby pourrait obtenir une dérogation à cette règle qui l'interdit dans les bars et restaurants. Or, sans ces prestations, les clubs vont immédiatement passer dans le rouge. Un autre point doit être évoqué. L'année dernière, l'immense majorité des partenaires et beaucoup de supporters ont consenti un gros effort en ne réclamant pas le remboursement des prestations. On ne peut pas leur redemander un tel effort…
Financièrement, les clubs professionnels de Top 14 et Pro D2 sont dans quel état ?
L'État a extrêmement bien joué son rôle. Les aides ont permis de compenser totalement l'impact Covid, il faut le saluer. La publication des comptes annuels montre que la majorité des clubs - de rugby mais dans d'autres sports professionnels aussi - n'ont pas affiché de bilans aussi bons depuis longtemps. Entre les aides, les annulations de charges sociales et patronales, le chômage partiel, la plupart ont fait une meilleure année que celles où les compétitions se déroulaient normalement. Ce qui amène certaines questions sur le rôle de l'État…
Lesquelles ?
Est-ce qu'à un moment, n'a-t-il pas été trop généreux ?
En avait-il trop fait dans le catastrophisme ?
Oui. Avec, il est vrai, une année sportive exceptionnelle (champion d'Europe et de France, NDLR), le Stade Toulousain clôture son exercice 2020-2021 en étant significativement bénéficiaire, ce qui n'était pas arrivé depuis un moment. C'est donc compliqué de continuer à dire que tu es au bord du gouffre en ayant fait une année comptable si bonne, en annonçant les prolongations de contrat de joueurs majeurs (Dupont et Baille jusqu'en 2027, Marchand jusqu'en 2028, NDLR) aux salaires se situant en haut de l'échelle. Il faut rester cohérent.
« On ne peut pas toujours ramener la couverture à soi. Le montant des aides attribuées à certains clubs détenus par des milliardaires peut, d'un point de vue éthique, déranger. »
Philippe Spanghero
La Ligue réclame pourtant déjà un «nouveau soutien aux clubs indispensable pour compenser» les pertes de recettes…
Il y a le fameux «quoi qu'il en coûte». Si près des élections, c'est délicat pour le gouvernement de ne pas montrer une attention particulière. Après, si on analyse le rugby professionnel, les clubs sont en majorité propriétés de grands groupes ou de grands capitaines d'industrie qui ont très bien traversé la crise, qui ont aussi été aidés financièrement par l'État pour leurs autres activités. Aujourd'hui, ça revient donc à tirer la sonnette d'alarme pour l'une de leur filiale, le club de rugby. C'est ça la réalité. Tout le monde a besoin d'aides en cette période mais il faut garder une forme de décence. On ne peut pas toujours ramener la couverture à soi. Le montant des aides attribuées à certains clubs détenus par des milliardaires peut, d'un point de vue éthique, déranger.
Que voulez-vous dire ?
En situation d'urgence, le gouvernement n'a pas pu faire du cas par cas, mais ça aurait mieux valu à mon sens. Certains clubs de rugby avaient plus besoin d'être aidés financièrement que d'autres… Attention, le rugby est en difficulté avec cette situation sanitaire, c'est même le sport qui en souffre le plus, je ne le conteste pas. Il faudra donc un peu l'aider. Mais il faut être raisonnable, abandonner ce catastrophisme récurrent. Les mécènes du rugby ont des moyens financiers très importants qui leur permettent de passer ce nouvel orage. La plupart des clubs ne sont pas au bord du gouffre… Il faut sensibiliser les pouvoirs publics sur les conséquences sur notre sport, mais avec mesure, en étant raisonnable. On parle quand même de beaucoup d'argent, payé par les contribuables. Si c'est pour payer les salaires de joueurs qui en gagnent beaucoup - 30, 40, 50.000 euros par mois -, il convient d'être sobre dans la communication.
« Les remboursements des PGE au printemps peuvent avoir un effet loin d'être neutre sur les budgets. »
Philippe Spanghero
Les clubs ont également été aidés par les prêts garantis par l'État (PGE). Mais c'est de la dette qu'il va leur falloir rembourser et qui arrive bientôt à échéance...
Lors de la première vague, en mars-avril 2020, les clubs ont tous renforcé leur trésorerie avec ces PGE. Ces prêts leur ont permis de sécuriser leurs finances avec un remboursement différé sur deux ans. On y arrive bientôt. Est-ce que l'État et les banques accepteront de repousser ces échéances ? Ce n'est pas certain. Et ces remboursements peuvent avoir un effet loin d'être neutre sur les budgets, c'est vrai.
« J'ai du mal à croire que la situation sanitaire aura assez évolué en trois semaines pour revenir aussitôt à des jauges pleines. Ça se fera certainement en progressif. »
Le gouvernement a annoncé le retour des jauges pour trois semaines. Sur une durée courte, l'impact sera plus mesuré.
On parle de trois semaines pour l'instant. C'est court. J'ai du mal à croire que la situation sanitaire aura assez évolué dans ce délai pour revenir aussitôt à des jauges pleines. Ça se fera certainement en progressif. Je souligne d'ailleurs que cette situation est invivable dans la gestion quotidienne des clubs. Il y a une réorganisation permanente avec l'évolution des règles sanitaires.
Si ces jauges se prolongent au-delà de trois semaines, elles impacteront le Tournoi des six nations, qui débute en février. Avec quelles conséquences pour la Fédération Française de Rugby ?
Elles peuvent être dramatiques. Le deal signé en début d'année avec le fonds d'investissement CVC a amené beaucoup de cash (la FFR touchera environ 15 M€ par an pendant cinq ans pour la concession des droits télé et commerciaux, NDLR). Mais cet argent avait vocation à relancer la dynamique du rugby amateur, le nombre de licenciés, et à renflouer les capitaux propres durement touchés par la crise sanitaire. Si les rencontres devaient se jouer devant 5.000 spectateurs au lieu de 80.000 (France-Irlande et France Angleterre sont déjà à guichets fermés, NDLR), la FFR se retrouverait sans aucune marge financière…
Les autres sports - le football, mais aussi le basket, le handball… - sont-ils vraiment moins impactés que le rugby ?
Oui. Il y a deux cas différents. Le modèle économique du foot professionnel repose essentiellement sur les droits télé. Même en jauge partielle ou à huis clos, les matchs se disputent, il n'y a donc pas d'impact sur leur source de revenus principale. La visibilité pour les partenaires - pubs sur les maillots et autour de la pelouse… - est également ainsi préservée. Le basket et le hand ont, eux, un peu le même modèle que le rugby, avec des revenus «jour de match». Mais quand tu fais 4.000 spectateurs de moyenne et que tu passes à 2.000 (la jauge en intérieur, NDLR), les pertes sèches sont moindres que quand tu passes de 15.000 à 5.000 spectateurs. Le Stade Toulousain, par exemple, était parti pour une saison à guichets fermés, soit 19.000 billets vendus par match. Ça fait 14.000 de moins avec la jauge. En termes d'économie d'échelle, ça n'a rien à voir...
« Je ne comprends pas la cohérence de cette jauge fixe, et non en pourcentage. Le gouvernement fait une erreur. »
Justement, comment justifier une jauge fixe et non une jauge en pourcentage des stades comme réclamée par les clubs ?
C'est clairement une erreur. Le gouvernement n'avance aucun argument pour justifier son choix, c'est difficilement compréhensible. Et si un nouveau geste de l'État en faveur des clubs est consenti, il coûtera mathématiquement plus cher aux contribuables en jauge fixe. L'indemnisation se fera à des hauteurs beaucoup plus importantes. Je ne comprends pas la cohérence de cette jauge fixe…
Un autre danger guette le rugby. De nombreux matches commencent à être reportés et il n'y a que peu de dates de repli. Quelles seraient les conséquences financières si on devait annuler purement et simplement des rencontres ?
On peut rapidement arriver à une situation inextricable. S'il faut sacrifier une compétition, ce sera la coupe d'Europe. Mais là encore, le Stade Toulousain la défendra plus que le Castres Olympique par exemple. Ce ne sont pas les mêmes conséquences financières selon l'ambition européenne des clubs. Tous les présidents ne se battront donc pas de la même façon pour sauver la coupe d'Europe.
Dernier sujet. Le gouvernement a annoncé qu'à compter du 15 janvier, les sportifs professionnels non-vaccinés ne pourraient plus avoir accès au stade. Ça ne concerne que 2% des effectifs du rugby professionnel mais les clubs peuvent-ils envisager de licencier ces joueurs pour ne plus avoir à payer leurs salaires ?
Aujourd'hui, une entreprise n'a pas le droit d'imposer la vaccination à ses salariés, ni de le licencier pour ce motif. Mais certains secteurs d'activité, en contacts avec le public, se sont vus imposer des règles différentes. Est-ce que le rugby sera considéré comme tel, avec un statut dérogatoire qui offrira cette latitude aux clubs ? C'est à voir. Cela pourrait créer une jurisprudence.