« C'était un match de Coupe d'Europe avec la Section, à Llanelli, raconte Thierry Mentières, deuxième-ligne de Pau entre 1988 et 2000. On s'échauffe et d'un coup, je vois Pierre Triep-Capdeville et Joël Rey choper sérieusement la mascotte galloise. Bagarre générale. S'ensuit un match hyper tendu qu'on perd en prenant deux rouges et deux jaunes. Pierre et Joël ne comprenaient pas ce que venait foutre cette mascotte au milieu de notre échauffement. On est en 1996 et en ce temps-là, l'échauffement, c'était déjà le match. Alors qu'aujourd'hui, c'est une préparation au match. »
On a écrit des pages et des pages sur la disparition des troisièmes mi-temps. On pourrait en noircir d'aussi fêlées, d'aussi drôles, d'aussi extrêmes sur ce qui se passait jadis dans l'avant-match, et qui a cessé d'être. « Tu voyais chaque week-end ton coach se transformer en gourou, poursuit Mentières. C'était beaucoup de Dolpic (un baume musculaire chauffant), beaucoup d'élasto, et du Synthol quand ça n'allait pas (rire). À l'époque, tous les vestiaires étaient trop petits. Mettre autant de blockhaus de 120 kg dans 10 m², avec dans les oreilles la sauce marabout d'entraîneurs comme le père (Pierre-Henry) Broncan ou Gilbert Doucet qui pouvaient te faire monter aux arbres n'importe qui, vous imaginez la cocotte-minute. Pour les matches exceptionnels, on ne sortait pas du tout du vestiaire avant le match. Quand on sortait, l'échauffement consistait à faire des tours de terrain. Petit à petit, les préparateurs physiques, souvent issus de l'athlé, arrivent et l'entraîneur va disparaître de l'échauffement. »
Si vous aussi, vous faites partie de ceux qui aiment ne pas arriver trop tard au stade pour observer l'échauffement, regarder qui fait quoi et comment, examiner la routine des buteurs, les attitudes, il ne vous aura pas échappé que l'avant-match a connu sa petite révolution, comme chaque composante du rugby. Avant, on ne révisait que deux lancers en touche, vite fait. C'est devenu une étape plus élaborée. Avant, on ne répétait pas de vraies mêlées avec de vrais impacts. Avant, le remplaçant appelé à entrer descendait de la tribune, faisait deux percus et quelques moulinets avec les bras et hop, il entrait.
« Avant que les staffs passent de trois personnes à quinze, le joueur avait peu d'informations, sur l'adversaire mais aussi sur lui-même, explique Mentières. Comme tu manquais de repères, pour te rassurer, tu te sentais un peu obligé de forcer à l'échauffement. Aujourd'hui, un préparateur physique arrêtera le joueur qui en fait trop. C'est d'ailleurs marrant parce qu'au début où j'entraînais, ça m'est arrivé d'aller voir les prépas physiques et de leur dire pendant un échauffement : "Oh, vous allez vraiment me les préparer pour le match ou quoi ?" Pour moi, c'était mou, pas assez. Joueur, ça m'est arrivé un paquet de fois de commencer un match en étant déjà un peu cramé, physiquement et dans la tronche. »
"J'avais chronométré l'échauffement des All Blacks. C'était dix-sept minutes. Nous, on était plutôt autour de vingt et une minute. Ça m'avait questionné
Laurent Travers, manager du Racing 92
Cela fait maintenant une bonne quinzaine d'années que l'échauffement a commencé à se rationaliser. Mais le défaut d'en faire trop persistait encore récemment, et survit sûrement ici ou là. Quand il rejoint l'encadrement de l'équipe de France en 2019, Thibault Giroud diagnostique ce déséquilibre chez les Bleus qui explique les fins de match difficiles. En France, la vieille croyance prétendant que « s'échauffer, c'est courir » a résisté au temps plus qu'ailleurs. Tours de terrain, talons-fesses, fractionné... À l'heure actuelle, on considère que les joueurs courent entre 5 et 7 kilomètres en moyenne dans un match de très haut niveau.
Puisque nous sommes à l'époque où toutes les variables physiques sont monitorées en temps réel, il est devenu logique d'équiper les joueurs de GPS pour surveiller qu'ils ne brûlent pas trop de leur crédit énergétique dans l'avant-match. « Chez nous, en général, un trois-quarts il court, il court et il court, raconte Sébastien Piqueronies, manager de Pau et ancien entraîneur de l'équipe de France des moins de 20 ans, double championne du monde. Pour faire trois passes, il va courir cinquante mètres. Depuis qu'on a les GPS, on a tous pu voir cette réalité. Avec les moins de 20 ans, il y a quatre ou cinq ans, on arrivait, sans trop caricaturer, à faire trois mi-temps. En dépense énergétique, l'échauffement valait l'équivalent d'une mi-temps. Aujourd'hui, on privilégie les exercices par élastique, à volumétrie zéro ou en demi-squat. En courant 1,2 kilomètre, tu peux te préparer aussi bien. »
Manager du Racing, Laurent Travers a eu une révélation en juin 2018. Cet été-là, la FFR lui avait demandé, avec Laurent Labit, d'accompagner le quinze de France de Jacques Brunel dans sa tournée en Nouvelle-Zélande. « J'avais chronométré l'échauffement des All Blacks, se rappelle-t-il. C'était dix-sept minutes. Nous, au Racing, on était plutôt autour de vingt et une minutes. Ça m'avait questionné. En fait, on courait trop. Il y a des joueurs qui couraient à l'échauffement autant qu'en une mi-temps. On a donc diminué la durée. Je crois qu'entre quinze et dix-sept minutes, c'est suffisant, pour peu que ce soit bien rythmé. Aujourd'hui, au Racing, on termine par une séquence qui doit nous faire monter en volume et atteindre une certaine intensité. Mais il ne faut pas qu'elle dépasse trois minutes. On contrôle les mètres parcourus. L'échauffement est minuté. Les joueurs savent comment il est construit. »
"Le joueur de rugby, c'est devenu Lewis Hamilton qui reçoit les infos de Toto Wolff et de son équipe d'ingénieurs
Thierry Mentières, ancien entraîneur
Il y a trois ans, le centre Arthur Vincent a couru 3,2 kilomètres pendant un échauffement avec les moins de 20 ans. Si on rapporte cette distance à celle courue en moyenne dans un match international, évoquée plus haut, cela a de quoi interpeller. « Arthur a une telle caisse que cela n'a pas joué sur la durée de sa batterie, précise Piqueronies. Mais peut-être que s'il s'était davantage économisé, à la dix-huitième accélération du match, au lieu d'être flashé à 32 km/h, il aurait été flashé à 33 et n'aurait pas été repris à un mètre de la ligne d'essai. »
Cet exemple nous emmène vers une autre tendance qui se généralise dans les échauffements modernes : l'individualisation. « Le joueur de rugby, c'est devenu Lewis Hamilton qui reçoit les infos de Toto Wolff et de son équipe d'ingénieurs, image Thierry Mentières. Il connaît son corps, son état de fatigue au moment M, ses besoins. Tous les contenus sont devenus hyper précis et l'échauffement a suivi cette évolution. »
L'idée n'est plus de s'échauffer comme si on jouait déjà. Mais le rugby restant un sport de combat à plusieurs, il y aura toujours une place pour fusionner collectivement, toujours une place pour les entraîneurs qui refont l'ambiance sonore du vestiaire à chaque match. « C'est pour ça qu'il faut trouver le bon équilibre lors de l'échauffement collectif qui arrive en phase terminale de l'avant-match, explique Christophe Urios, le manager de l'UBB. J'aime bien terminer avec les contacts et les boucliers sur la phase défensive. Ça donne le baromètre de l'état d'esprit des mecs. »
À Bordeaux, l'échauffement dure vingt-cinq minutes. « Dedans, on intègre le couloir de Chaban qui prend trois minutes, indique Urios. Tout est calculé à la seconde. Mais à l'intérieur de tout ça, il y a des spécificités. À Oyonnax, ils aimaient bien faire un pré-échauffement dans un gymnase à côté. À Castres, pas du tout. Un mec comme (Rémi) Lamerat a besoin d'une heure de routine perso quand d'autres enfilent les crampons et c'est parti. Les Latins ont besoin de collectif. Pour eux, le groupe est important, j'ai mis du temps à le comprendre. Les Argentins, les mecs de l'Est aussi, ont besoin de se sentir. Ils aiment se serrer. Les Anglo-Saxons, ça les fait chier. » Avec tout ça, si ce n'est pas devenu moins risqué d'être mascotte à Llanelli, c'est à désespérer du progrès.
« On peut réduire encore »
Thibault Giroud, directeur de la performance du quinze de France, détaille comment les Bleus ont révolutionné leur échauffement.
« Après le Tournoi des Six nations 2020, on s'est rendu compte que nos joueurs avaient des échauffements collectifs et individuels très longs, notamment en comparaison des autres nations. Ils couvraient trop de distance (jusqu'à 3000 m) à des vitesses non pertinentes (moins de 15 km/h). C'était l'héritage de la culture française de l'aérobie où s'échauffer était courir. On a mis tous les facteurs de performance à plat pour mieux finir les matches. Entre l'hiver 2020 et les derniers tests d'automne, nous sommes parvenus à réduire le volume de distance parcourue de 53 %. Le rugby est un sport explosif, basé sur l'accélération et les changements de rythme. C'est ce trop-plein de volume déployé qui leur manquait au niveau neuromusculaire dans les fins de match. On a réduit le volume de l'échauffement collectif et réadapté l'individuel, on peut d'ailleurs les réduire encore pour que les joueurs finissent mieux leurs rencontres. On l'a couplé avec l'aspect nutritionnel à la mi-temps. Les joueurs, culturellement, s'alimentaient quand ils rentraient au vestiaire. On a aussi retardé ce moment à la sortie pour la seconde période, pour que le taux de glycémie reste haut, surtout dans les 20 dernières minutes. »
« On arrive au stade 1h30 avant le coup d'envoi. La démarche individuelle en salle d'échauffement est prépondérante. Elle doit éviter de passer par la case footing dans l'en-but. Quand les joueurs sortent, ils doivent avoir atteint une température physiologique importante. Ils utilisent donc des outils connus (élastiques, rouleaux, balles, travail au sol...) pour échauffer la chaîne postérieure, les tendons, les muscles profonds mais sans course. Une fois que tu arrives sur le terrain pour l'échauffement individuel en extérieur (30 minutes avant le collectif), tu es déjà capable de taper dans des valeurs d'intensité spécifiques au poste. »
« Certains ont besoin de 10 minutes, d'autres 20. C'est à la carte. Cela dépend des individus et des profils. Les joueurs à dominante vitesse vont sortir les premiers pour atteindre les très hautes accélérations avant le collectif. Les troisième-lignes sortiront avant le cinq de devant parce qu'ils ont besoin d'un volume de déplacement supérieur. »
« La recherche du deuxième souffle avant de passer à l'entraînement collectif. Avec les avants, il est basé sur l'énergétique. On va monter très vite et très haut en intensité sur des courses courtes basées sur de la puissance-endurance. Pour les trois-quarts, on est sur du travail neuromusculaire, on va donc aller chercher des vitesses max sur 30-40 mètres et des accélérations max (+ de 3 mètres/sec). Ce primer dure 2 minutes. Après cette séquence, physiologiquement, l'équipe serait prête à donner le coup d'envoi. »
« C'est intense et court : travail en séparé, puis collectif attaque, vitesse de ligne défense et contacts. Les repos sont courts avec hydratation. Cette séquence n'est pas un échauffement à proprement parler. Les joueurs sont déjà à température. C'est plus un rappel des systèmes et des repères collectifs avec maniement du ballon. »
« En raison d'une pause importante due au protocole international (contrairement au Top 14), les joueurs vont devoir faire remonter leur température par des exercices explosifs pendant 90 secondes, juste après les hymnes, afin d'être prêts aux intensités très élevées dès l'entame. »