Rien de tel qu'une bonne soufflante pour remuer le cocotier. Dans l'imaginaire du rugby, l'entraîneur qui pousse un coup de gueule dans le vestiaire, devant des joueurs réduits à l'état de petits garçons, est un classique. La grosse colère de Bernard Laporte, alors sélectionneur des Bleus, à la mi-temps d'un piètre France-Italie en 2002, revient souvent à la mémoire de ceux qui l'ont vécue, de près ou de loin. Enfin, surtout de près. Ces derniers temps, plusieurs entraîneurs de Top 14 ont eu publiquement recours à ce stratagème visant une révolte des joueurs, à l'orgueil.
Après la défaite de son équipe à Lyon le 17 février (28-17), Ronan O'Gara a critiqué l'investissement (sportif, pas foncier) des joueurs rochelais : « Je pense qu'ils ont plus regardé l'immobilier à La Rochelle et sur l'île de Ré que l'entraînement. Quand tu fais ça, pourquoi être déçu ? Ça questionne sur ce qu'on veut dans la vie : être riche avec des appartements et des maisons, ou riche avec des médailles ? »
Plus récemment, c'est Christophe Urios, le manager clermontois, qui a utilisé le même genre de pique. « Sur le terrain, aujourd'hui, on a une mentalité de merde, a lâché l'Auvergnat après le lourd revers subi à La Rochelle, dimanche dernier (42-3). Avec ça, tu ne peux pas gagner les matches. Là, on a eu le sentiment de ne pas jouer dans la même division tellement c'était grotesque. Il y a des joueurs qui ne sont pas à leur niveau. »
Seulement, ce discours-là ne semble plus aussi bien marcher qu'avant. Les joueurs actuels, et c'est encore plus vrai pour les jeunes qui émergent tout juste, n'ont connu que l'environnement professionnel. Celui d'un rugby scientifique, où les fameux détails rabâchés à longueur de conférence de presse sont méticuleusement disséqués par des staffs constitués d'hyper-spécialistes.
« C'est motivant pour un manager car ça t'oblige à avoir de l'imagination, à te remettre en question, à changer ta routine, mais c'est extrêmement énergivore. Les jeunes joueurs ne se concentrent plus sur une longue durée, il faut varier les intérêts »
Sébastien Piqueronies, manager de Pau
« Tout l'environnement a changé, note Sébastien Piqueronies, le manager de la Section Paloise, qui a accompagné les jeunes générations, notamment en tant que sélectionneur de l'équipe de France des moins de 20 ans (2018-2019). De jeunes joueurs vont sur le Net pour voir tel geste à l'entraînement, des images décortiquées. Toi, tu passes derrière et ils estiment qu'il faut que ton discours leur apporte quelque chose. »
Cette nouvelle exigence présente un défi d'importance pour les entraîneurs. « Ils ont un besoin permanent d'être stimulés, s'ennuient si vous proposez toujours les mêmes choses, expliquait récemment à L'Équipe Joe El Abd, le technicien d'Oyonnax. Nés dans l'Internet, ils sont habitués à gérer, en permanence, des informations multiples. Ça nous pousse à être plus créatifs. Leur capacité d'adaptation est incroyable : donnez-leur un nouveau stimulus, ils le captent tout de suite. Le défi, c'est de maintenir leur capacité de concentration, être concis et efficaces. »

« Ce matin, j'avais un jeune de 17 ans dans mon bureau, poursuit Piqueronies. Il y a quelques années, le seul fait d'être convoqué aurait suffi à ce qu'il soit complètement réceptif. Là, il a fallu que je me prépare à capter son attention avec des arguments. C'est motivant pour un manager car ça t'oblige à avoir de l'imagination, à te remettre en question, à changer ta routine, mais c'est extrêmement énergivore. Les jeunes joueurs ne se concentrent plus sur une longue durée, il faut varier les intérêts. Un manager doit emporter son groupe de 50 joueurs, avec désormais des jeunes qu'il faut entraîner de façon différente. Car avec eux, il faut partir de l'homme, de l'ego. Longtemps, le discours sur le collectif pouvait suffire pour passer le message. Mais, maintenant, la plupart des jeunes doivent se sentir partie prenante de ce projet collectif. »
« 80 % de notre discours est centré sur les tâches qu'ils doivent accomplir, mais, je vous rassure, il y a quand même 20 % de discours guerrier, il n'y a pas de problème
Sébastien Calvet, sélectionneur des Bleuets
Philippe Boher, l'actuel entraîneur de la défense des Bleuets, salue la capacité de cette jeunesse à enregistrer et emmagasiner l'information : « Ils ont une forme de maturité, de connaissance du jeu et des systèmes qui est impressionnante. On partage l'analyse de l'équipe adverse avec les joueurs et ils sont très efficaces, ils décèlent les points clés avec une vitesse incroyable. Ce sont des générations qui vont beaucoup plus vite. Ce n'est pas forcément la fibre émotionnelle, patriotique, l'appel aux grands combats, qui les fait vibrer. »
Plus mature plus rapidement, la génération Z du rugby est également plus hermétique à la pression. Tout semble glisser sur ces jeunes hommes talentueux, de Louis Bielle-Biarrey à Posolo Tuilagi, en passant par Nicolas Depoortere ou Émilien Gailleton, parce qu'ils ont grandi avec les codes de leur époque. Ils maîtrisent mieux le faisceau parfois aveuglant des réseaux sociaux, et savent comment gérer de front la pression médiatique, populaire et sportive. À 20 ans à peine, ils ont déjà une expérience concrète du niveau international et des joutes du Top 14. Un entraîneur ne peut plus, dès lors, coacher un jeune joueur en 2024 comme il le faisait en 2004.
Après la défaite historique des Bleuets contre l'Italie à Béziers le 23 février (20-23), le sélectionneur Sébastien Calvet n'a ainsi pas axé son discours sur le thème de la révolte. « Dans le management moderne, on préfère plutôt centrer les joueurs sur la progression de l'équipe », a-t-il affirmé. « Il ne faut pas être dans l'émotion, mais rester froid sur le terrain », a confirmé le capitaine, Corentin Mézou (18 ans), avant la victoire des Bleuets au pays de Galles jeudi (45-12). Et Calvet de conclure : « 80 % de notre discours est centré sur les tâches qu'ils doivent accomplir, mais, je vous rassure, il y a quand même 20 % de discours guerrier, il n'y a pas de problème. »