Rendez-vous est pris à Marcoussis. En tenue sportive, short et polo fédéral siglé, Benoît Baby nous invite à prendre place dans les confortables fauteuils installés non loin du bar, au rez-de-chaussée de la résidence du quinze de France. Le temps n'a pas de prise sur l'ancien trois-quarts centre des Bleus : affûté, la poignée de main franche, le regard perçant, le débit rapide et précis, le Biarrot est disert. Visiblement, Dublin est un souvenir encore frais.
« À quoi ressemble votre premier souvenir irlandais ?
J'ai commencé à regarder jouer l'Irlande en 1998, après la finale du Championnat du monde des moins de 19 ans disputée à Toulouse. Je venais de Lavelanet (Ariège), j'étais dans les tribunes ce jour-là et ça m'avait marqué. La France, avec la génération David Skrela et Damien Traille, était censée dominer, mais la puissance que dégageait Brian O'Driscoll, dont je n'avais jamais entendu parler, était phénoménale. Il avait vraiment humilié cette équipe de France à lui seul (l'Irlande l'avait emporté 18-0).
Vous avez continué à suivre l'Irlande ?
Oui. Mon deuxième souvenir, c'est la première apparition d'O'Driscoll face à la France dans le Tournoi 2000 où il marque trois essais (victoire irlandaise, 25-27 au Stade de France). J'étais devant ma télévision et je me suis identifié à lui dans la mesure où mon gabarit correspondait au sien.
Cinq ans plus tard, vous découvrez Lansdowne Road avec l'équipe de France.
Traille se blesse le samedi et le lendemain, Bernard (Laporte) m'appelle. J'ai 21 ans,
je sors de deux opérations d'un genou et d'une déchirure d'un l'ischio-jambier. Je ne rejouais que depuis deux mois et demi. Au début, je croyais à un canular, et puis j'ai reconnu sa voix (sourire). Et me voilà à Marcoussis. Le jeudi, Valbon se déchire l'ishio et je me retrouve titulaire.
« J'ai été parcouru par un grand frisson. L'endroit où j'ai marqué est resté gravé en moi »
Que gardez-vous de l'avant-match ?
À la fin de l'entraînement du capitaine au Lansdowne Road, on a bu quelques coupes de champagne sur le terrain pour fêter la centième sélection de Fabien (Pelous). Et ensuite, de retour à l'hôtel, Fabien a eu beaucoup d'attention pour moi, en m'expliquant ce qu'était un match international.
Que vous a-t-il dit ?
Dans la mesure où j'étais entouré des meilleurs joueurs français, il me suffisait de faire les choses plus rapidement, avec davantage d'intensité, de rester connecté en permanence dans le moment présent. De son côté, Bernard a été très paternel, mais il m'a fait comprendre que le meilleur joueur du monde, il fallait que je lui saute à la gorge, que je ne le laisse pas respirer.

Vous inscrivez un essai sublime dans ce match.
Sur une touche irlandaise, Nyanga contre l'alignement et dévie le ballon dans les mains de Thion. Le ballon m'arrive ensuite après deux passes sur un pas de Delaigue et de Jauzion. Je m'apprête à le passer pour Laharrague, intercalé, mais je me rends compte qu'O'Driscoll est placé très au large et que son partenaire à l'intérieur est en retard. Alors, en une fraction de seconde, je change d'option.
Directeur du centre de formation de Biarritz.
39 ans.
9 sélections.
Clubs : Toulouse (2001-2007) ; Clermont (2007-2011) ; Biarritz (2011-2017).
2005 : il fête sa première sélection et inscrit son unique essai en bleu lors d'une victoire en Irlande dans le Tournoi (26-19, le 12 mars).
Palmarès : champion de France avec Toulouse (2001) et Clermont (2010) ;
vainqueur de la Coupe d'Europe avec Toulouse (2003 et 2005) ;
vainqueur du Challenge européen avec Biarritz (2012).
Tout se joue aussi vite ?
Oui, dans l'anticipation et la prise de décision. Je m'engage à toute vitesse dans l'intervalle, je regarde extérieur puis intérieur, et je ne vois aucun partenaire à ma hauteur. Alors je me dis : "Fonce, c'est ta chance". J'ai soixante mètres devant moi et je vise le poteau de touche, mais comme aucun défenseur ne revient, je redresse un peu ma course vers les poteaux. À proximité de la ligne d'en-but, je mets le ballon sous le bras pour ne pas qu'il tombe et je plonge.
Qu'avez-vous ressenti à ce moment-là ?
J'ai été parcouru par un grand frisson. L'endroit où j'ai marqué est resté gravé en moi. Je voyais mes coéquipiers courir pour me féliciter, mais je n'ai pas pensé à grand-chose : j'étais à 200 % dans mon match.
« Tout ce que j'ai vécu en Irlande, c'était fantastique. Ce qui est amer, c'est que je me blesse de nouveau quatre mois plus tard »
Puis il y a ce coup de tête sur O'Driscoll...
J'ai senti les Irlandais frustrés. J'ai vu O'Driscoll arriver droit pour déblayer Marconnet dans un ruck et j'ai fait la même chose, mais de haut en bas, alors que lui, il l'avait fait en avançant. Je n'ai pas maîtrisé mon geste. J'ai failli prendre un carton jaune. Aujourd'hui, ce serait peut-être un rouge. Ça peut sembler un coup de tête sur un joueur au sol mais pour moi, c'était un contre-ruck... Ce geste, je le regrette.

Il vous en a voulu ?
Je ne pense pas. Il est resté dans son match et a inscrit un essai à l'heure de jeu. J'ai continué à lui sauter à la gorge. De retour au vestiaire à la fin du match, j'ai voulu qu'on échange nos maillots mais, par l'intermédiaire de Jo Maso (manager du quinze de France), il avait déjà pris l'initiative de m'offrir le sien. J'aurais aimé lui serrer la main, mais il n'est pas venu dans notre vestiaire... De retour à Paris, j'ai appris que j'étais cité par un officiel écossais. J'ai été convoqué, j'ai plaidé coupable et j'ai pris quatre semaines de suspension, c'est-à-dire moitié moins que le tarif car je n'avais jamais été sanctionné auparavant. Mais pour moi, c'était la fin du Tournoi.
Vous en gardez de l'amertume ?
Non. Tout ce que j'ai vécu en Irlande, c'était fantastique. Ce qui est amer, c'est que je me blesse de nouveau quatre mois plus tard. Ensuite, il y a une mauvaise rééducation, l'apparition d'un staphylocoque. J'en étais à ma sixième opération... Je me suis rendu compte que je ne serais plus jamais le joueur que j'avais été. Je me suis reconstruit en acceptant de continuer ma carrière avec un corps diminué. J'ai dû quitter le Stade Toulousain, où j'avais tous mes amis. C'était une forme d'échec. Mais je suis parvenu à retrouver l'équipe de France trois ans plus tard. »