La plupart des athlètes sont debout pour écouter les consignes des coaches, quelques-uns sommeillent assis sur le sol, emmitouflés dans de longues parkas. Les nageurs de Bob Bowman, eux, sont déjà dans l'eau. Et notamment Léon Marchand, arrivé en août 2021, qui a d'abord partagé une colocation avec cinq autres nageurs, mais loge depuis la rentrée dans un appartement de l'immeuble surplombant la piscine. « Comme je suis à vingt mètres, je peux me lever au dernier moment. À trois, c'est moins folklorique qu'à la maison, c'est plus calme, plus intime. Et surtout plus près », souligne le Français.
Du moins, c'était le cas avant l'annonce début avril du départ de Bowman pour la prestigieuse université du Texas à Austin, où l'a suivi Léon Marchand. Mais, là ou ailleurs, les méthodes du mentor de Michael Phelps ne changent pas et, ce matin-là, l'Américain a distribué à chacun sa copie du programme concocté au cordeau, et toujours agrémenté d'une phrase inspirante tirée de ses lectures. « Ce n'est pas facile de profiter du process en natation, rappelle le Frenchy. C'est dur, très répétitif. Mais Bob sait varier les séances d'un jour sur l'autre. Il nous connaît, il sait qu'on a besoin psychologiquement de choses parfois plus ludiques. »
« C'est le nageur le plus facile que j'ai eu à coacher de toute ma carrière. C'est ce qui le rend singulier... Et reposant »
Bob Bowman, à propos de Léon Marchand
Le canevas de chaque semaine reste assez similaire : musculation, endurance, sprint, travail des relais... Mais les contenus diffèrent. « Tout ce qu'il fait est scientifique, c'est carré. On a systématiquement un temps de départ, des temps de récup', même s'ils sont souvent trop courts, observe Marchand. Lui a une recette de base et s'autorise des cartes blanches quand il commence à cuisiner. Il peut même partir dans de ces délires ! Et ça peut être terrible. »
Le Français grimace, hésite avant de raconter : « Un samedi matin, il nous annonce qu'il s'est réveillé à 2 heures du mat', et qu'il a eu une idée. Une série qu'il a appelée "crazy eight" : 8 × 100, 8 × 75, 8 × 50, 8 × 25 en petit bain. Ça s'est avéré la chose la plus ouf qu'on n'ait jamais faite. À la fin, on lui a dit qu'il n'avait pas dû assez réfléchir, que c'était beaucoup trop dur... Mais il nous la replace toutes les deux ou trois semaines depuis, et on se sent plus à l'aise. On finit toujours par s'habituer. »
Quand il a débarqué aux États-Unis de son Toulouse natal, Marchand s'est évidemment senti perdu. Pas du point de vue technique, Bowman ne cessant de louer la formation qu'il a reçue de Nicolas Castel, qui leur a rendu visite à Tempe cet hiver. Mais la capacité d'adaptation du nageur est presque aussi forte que sa force et son désir de travail. « C'est le nageur le plus facile que j'ai eu à coacher de toute ma carrière. C'est ce qui le rend singulier... Et reposant », s'amuse Bowman. Pour autant, l'illustre technicien n'a jamais ménagé sa pépite bleue, étoffant son groupe pour lui imposer une concurrence plus féroce.
« Faire des séances de 8 km tout seul, je tiendrais une semaine, mais sans doute pas plus, admet ce dernier. Là, c'est très fun parce qu'il y a toujours quelqu'un qui se la donne et soutient un autre qui n'avance pas. On continue de faire la course et on se chambre beaucoup. Ça permet de faire passer le temps plus vite. » Plutôt mutique la première année - sa réserve naturelle et le respect que lui inspiraient les médaillés mondiaux, ainsi que le fait qu'il parlait encore mal l'anglais, l'incitant à la discrétion -, Marchand a depuis affirmé sa présence dans le groupe.
Même s'il ne sera jamais Chase Kalisz, à qui il a subtilisé le titre olympique du 400 m 4 nages dimanche soir, le seul qui se permet d'apostropher Bowman lors des séances. À trente ans, il sait la crainte que ce coach inspire à ses élèves - il le côtoie depuis l'âge de six ans -, assume d'être celui qui plaisante et détend l'atmosphère, ce qui justifie ce surnom de « clown de service » délivré par Bowman.
« Il m'a aidé à un point inimaginable pour les coulées et surtout par son éthique de travail. Il est tellement fort, déterminé et constant : rien que l'observer est une richesse »
Le Hongrois Hubert Kos, au sujet de Léon Marchand avec qui il s'entraîne en Arizona
Kalisz avait grandi dans l'ombre de Michael Phelps. Désormais, on s'abrite derrière Marchand, à l'image du Hongrois Hubert Kos venu à Tempe pour s'entraîner avec le Français. « Je sais que le groupe a été formé par rapport à Léon, mais ce n'est pas un souci, insiste le champion du monde du 200 m dos. Le voir s'entraîner est une telle source de motivation. Tu voudrais le rattraper, le battre. Mais nos efforts le poussent à aller encore plus vite. Ce qui signifie qu'on progresse nous aussi. Il m'a aidé à un point inimaginable pour les coulées et surtout par son éthique de travail. Il est tellement fort, déterminé et constant : rien que l'observer est une richesse. »
Dans l'esprit de Bowman, même après avoir effacé le record du monde du 400 m 4 nages de Phelps l'été dernier (4'2''50), Marchand possédait encore une marge considérable de progression « sur toutes les nages ». Il a donc augmenté l'intensité des séances. « Le niveau à l'entraînement est beaucoup plus fort, convient-il. Léon doit se dépasser tous les jours pour mieux affronter la pression des Jeux. Même si elle viendra davantage de l'extérieur du bassin que de l'intérieur, où il sera libre et en sécurité. » Marchand l'a bien compris. « Chaque série spécifique, c'est la bataille. Finalement, la première année, c'était facile et ça me manque un peu, dit-il en riant. Mais Hubert est arrivé, Chase et Jay (Litherland, son dauphin olympique à Tokyo sur 400 m 4 nages), Ilya Kharun et Luca Urlando en papillon, Drew Kibler en crawl... Je ne peux plus m'échapper ! Enfin, je peux toujours, mais je me fais engueuler ! »
Bowman affiche un air débonnaire, presque jovial devant les caméras, mais il peut être cinglant à l'entraînement. « Sérieusement, tu as besoin d'une respiration après deux mouvements », harangue-t-il ainsi Marchand lors d'une séance en yards. Son nageur ne s'en offusque pas : « Je sais que je ne devrais pas respirer au premier bras. Seulement, après 15 mètres de coulées, mes poumons sont forcément en feu. C'est un équilibre à trouver. Je n'ai pas envie de réduire les coulées, mais je voudrais aussi gratter des petits dixièmes. »
Pour cela, Marchand accepte, avec une forme de masochisme, la dureté de certaines séances. Une fois par semaine, le jour où l'entraînement débute royalement à 9 ou 10 heures par un échauffement libre, ils enfilent leur combinaison pour un semblant de compétition en bassin de 50 m. Ce jour-là, il s'agissait d'un 400 m 4 nages cassé (1'30'' par nage, temps de récupération compris), puis d'un 200 m 4 nages. Un exercice que le Français a survolé face à Kalisz et Litherland, exsangues tandis que leur cadet rayonnait : « Ça fait super mal, mais c'est génial ! »
Amoureux de son sport, Marchand devine que ce rythme, le volume et les intensités requis, doivent l'aider dans sa quête d'absolu aux Jeux. « Je vois bien que, d'une année sur l'autre, Bob met de plus en plus de pièges », insinue-t-il. Des pièges installés à l'abri des regards, sans secret mais loin de la France et de la pression d'un pays prêt à s'enflammer encore pour cet exilé volontaire. Pour construire des performances d'exception, de nouvelles barrières à franchir, à l'image de ce doublé fou et inédit qui se profile.
