En Ovalie comme ailleurs, la mémoire n'est pas la faculté la mieux partagée. À l'heure où l'EPCR (European Professional Club Rugby) s'apprête à fêter avec quelques mois d'avance le trentième anniversaire de la Coupe d'Europe - rebaptisée depuis trois ans Coupe des champions en intégrant les franchises sud-africaines -, le préquel a été oublié. Datée de 1962, la première édition de la Coupe d'Europe des clubs champions constitue pourtant une petite histoire savoureuse, mais placée dans un angle mort.
Comment Béziers, champion de France le 28 mai 1961 après avoir battu Dax (6-3) à Lyon, se retrouva-t-il treize mois plus tard à Bucarest pour y disputer la première finale européenne ? Créée en 1934 par la France après son exclusion du Tournoi des Cinq Nations pour violence et professionnalisme, la FIRA (Fédération internationale de rugby amateur, aujourd'hui Rugby Europe) s'était donné un double objectif : concurrencer l'International Rugby Board, alors géré exclusivement par les nations anglo-saxonnes, en développant le rugby en Europe.
Mais il revint à d'autres - principalement la Roumanie - de structurer cette compétition européenne. Durant la saison 1961-62, six clubs vont participer à la première édition : le SCA Bruxelles (Belgique), le SV 08 Ricklingen (Allemagne), le RC Hilversum (Pays-Bas), Grivita Rosie Bucarest (Roumanie), l'ASPTT Rabat (Maroc) - preuve que l'Afrique a été dès le début partie prenante d'un projet dit « européen » - et l'AS Béziers puisque le vainqueur du tour préliminaire a l'honneur d'affronter en finale le champion de France en titre, commis d'office.
« On est arrivés au stade à 10 heures, et à peine descendus du bus, nous dégoulinions de sueur tellement il faisait chaud »
François Rondi, troisième-ligne aile
Jeudi 22 juin 1962, l'avion Caravelle décolle du Bourget et fait escale à Vienne, en Autriche, avant de se poser à Bucarest avec à son bord les Biterrois, immédiatement encadrés par un service de sécurité qui veillera sur eux quatre jours durant, que ce soit à l'hôtel ou dans la rue, « ce qui fait que personne ne s'approchait de nous... », se souvient le troisième-ligne aile François Rondi.
La canicule sévit et le coup d'envoi du match est avancé à onze heures du matin. « On est arrivés au stade à 10 heures, et à peine descendus du bus, nous dégoulinions de sueur tellement il faisait chaud, raconte Rondi. Il faisait 40 °C à l'ombre et nos adversaires, eux, étaient déjà en train de répéter leurs combinaisons de jeu... »
Le club de Grivita Rosie, qui prend son nom du quartier où se trouve son secrétariat, est l'émanation du Lokomotiv de Bucarest, groupement d'État. « C'était un club professionnel avant l'heure », précise Henri Garcia, envoyé spécial de L'Équipe pour couvrir l'événement. Invaincus à domicile depuis cinq saisons, ces Roumains ont fait tomber des adversaires du calibre de Lourdes, Perpignan, Cardiff ou les Harlequins.
« Ca a été une rencontre très engagée mais ça n'a pas duré longtemps : ils ont compris à qui ils avaient affaire »
François Rondi, troisième-ligne aile de l'AS Béziers en 1962
« Grivita Rosie, c'était à trois ou quatre exceptions près l'équipe de Roumanie », assure François Rondi. Côté biterrois, sont alignés les finalistes malheureux de 1962, battus par Agen (14-11) deux semaines plus tôt. Dans l'effectif manque le deuxième-ligne Claude Vidal, blessé au pied, l'ouvreur Roger Bousquet et l'ailier Albert Folch, restés sous les drapeaux, ainsi que le pilier Raoul Barrière, terrassé par une jaunisse. L'ASB aligne néanmoins ses internationaux Paul Dedieu, Lucien Rogé, Pierre Danos, Roger Gensane et Francis Mas.
Avant le coup d'envoi, ces deux grandes figures du rugby que sont Viorel Morariu - son fils Octavian deviendra président de Rugby-Europe de 2012 à 2024 - et Pierre Danos s'échangent quelques politesses, et celui-ci reçoit un magnifique bouquet de fleurs. Ce sera la seule aménité. « Les Roumains ont attaqué franchement ce match en nous rentrant dedans, chose qu'il ne fallait pas faire avec nous à cette époque, raconte François Rondi. Sur la première mêlée, ils ont séché notre pilier gauche, Guy Ribot. Ça a été une rencontre très engagée mais ça n'a pas duré longtemps : ils ont compris à qui ils avaient affaire. On a eu de la chance de tomber sur un arbitre irlandais, M. Williams, qui a bien tenu les débats. »
La rencontre se résume pendant plus d'une heure à un rude combat d'avants. « Nous avons développé notre rugby structuré, technique, précis, bien pensé par notre entraîneur, Raymond Barthez », savoure Rondi. « Notre demi de mêlée Pierre Danos menait notre jeu, distillait les consignes, anticipait notre jeu au pied, long, pour maintenir l'adversaire chez lui et le mettre sous pression, ajoute le centre Michel Bernatas. Avec Paul Dedieu, nous avions un bon botteur et les fautes adverses étaient converties en buts de pénalité. Notre objectif était de gagner ce match avant de penser à faire du beau jeu. » En effet, la botte puissante et précise de l'arrière biterrois contient les Roumains dans leur camp. Tout comme le jeu, le score est serré : 6-3 pour les visiteurs.
Le public se met d'autant plus à rêver d'une victoire que deux ans auparavant, en juin 1960 sur cette même pelouse, la sélection roumaine a pour la première fois battu le quinze de France. À dix minutes de la fin, Pierre Danos initie un côté fermé, relayé par Roger Gensane, dont le coup de pied de recentrage trouve Robert Spagnolo à la réception pour le seul essai de ce match. Score final : 11-3 pour les Biterrois.
« Je ne me souviens pas d'un trophée récompensant notre victoire... », glisse Rondi. Aucun dirigeant français n'a effectué ce déplacement en Roumanie car au même moment se déroule à La Rochelle l'assemblée générale de la FFR (Fédération française de rugby) qui voit Jean Delbert succéder à René Crabos.
« Notre succès a été passé sous silence alors que ça avait été un gros match »
Michel Bernatas, troisième-ligne centre de l'AS Béziers en 1962
Après l'effort le réconfort. « Il faisait tellement chaud que le repas d'après-match s'est tenu dehors, à l'ombre des arbres, sourit Rondi. C'était très sympa et nous avons fraternisé avec nos adversaires. » Présent aux agapes, Henri Garcia témoigne : « Pour les Biterrois, ce premier titre européen était un événement. Ils étaient très heureux d'avoir gagné. » Mais il n'eut qu'un retentissement limité en France. « Notre succès a été passé sous silence alors que ça avait été un gros match », regrette Michel Bernatas, un demi-siècle plus tard.
Après Béziers, Steaua Bucarest face à Grenoble (10-6) en 1963, puis Grivita Rosie contre Mont-de-Marsan (10-0) en 1964 remportèrent cette Coupe d'Europe des clubs champions. Elle disparut ensuite du calendrier pour revenir en 1967. Victorieux de Grivita Rosie à Armandie (12-0) en finale aller, Agen perdit 18-0 le retour à Bucarest, et la parenthèse se referma. Pour ne s'ouvrir que trente et un ans plus tard et toujours en Roumanie, le 12 octobre 1995. Mais ceci est une autre histoire.
