XV de France : décryptage d'un jeu séduisant et efficace
Les chiffres disent que c'est grâce à un pressing constant et un jeu direct que l'équipe de France a remporté ses trois premiers matches du Tournoi et séduit. Décryptage.
Au pays du french flair, on peut y voir un paradoxe : cette équipe de France qui soulève l'enthousiasme au-delà même de son public traditionnel aime la dépossession du ballon, se régale de pression défensive et prône la mesure offensive. À l'analyse des trois premiers matches et des victoires contre l'Angleterre (24-17), l'Italie (35-22) et le pays de Galles (27-23), ces trois caractéristiques sont même celles qui définissent le mieux le style de jeu des Bleus depuis le début du Tournoi, les rapprochant ainsi des deux équipes sacrées en 2019 : le pays de Galles, auteur du Grand Chelem, et l'Afrique du Sud, victorieuse du Rugby Championship mais surtout de la Coupe du monde.
La comparaison avec ces deux nations dit qu'avec son nouveau staff, la France s'est inscrite dans le rugby de son temps, hautement intense et stratégique, et est devenue plus soucieuse de pressing que d'enchaînement de passes. C'est dans cette modernité aux airs économes et défensifs qu'elle a retrouvé l'efficacité après laquelle elle courait depuis une décennie.
Après trois matches, elle est toujours en course pour son premier Grand Chelem depuis 2010, et possède la meilleure attaque du Tournoi, en points (86) comme en essais (11). Sa froideur la nourrit, elle sait y ajouter, avec parcimonie, des moments de talent collectif et individuel. Cité par le site du quotidien britannique The Guardian, Shaun Edwards, entraîneur de la défense tricolore, résume : « Des équipes de France du passé ont sans doute trop joué depuis leur propre camp. En mixant le french flair avec du rugby structuré, nous avons été capables de battre un adversaire de haut niveau comme le pays de Galles sur son propre terrain. » Et c'est ainsi, aussi, qu'elle a réussi à être appréciée dans un pays qui a été bercé par d'autres rengaines.
La défense, maîtresse du plaquage
Amorcée à la Coupe du monde, la mutation se poursuit dans le Tournoi. Avec des effets spectaculaires. La victoire contre l'Angleterre en ouverture (24-17, le 2 février) portait le sceau de cette rush defence chère à Shaun Edwards, le nouveau guide du « mur » bleu. Un aspect moins en vue contre l'Italie (35-22, le 9 février) puis revenu au premier plan à Cardiff (27-23, le 22 février). L'équipe de France plaque à tout va dans ce Tournoi, bien plus que les autres nations, avec un taux de réussite de 89,3 %, dans les standards exigés par le très haut niveau.
Les sécateurs
Le nombre de plaquages réalisés pendant le Tournoi :
1) France : 621 plaquages dont 85 plaquages dominants
2) Italie : 537 plaquages dont 41 plaquages dominants
3) pays de Galles : 508 plaquages dont 46 plaquages dominants
4) Angleterre : 479 plaquages dont 71 plaquages dominants
5) Écosse : 450 plaquages dont 47 plaquages dominants
6) Irlande : 446 plaquages dont 47 plaquages dominants
Dans le jeu de dépossession voulu par Fabien Galthié et son staff, il semble assez logique que les Tricolores plaquent beaucoup. Ce qui est plus marquant, c'est le nombre de plaquages dominants, ceux qui font reculer l'adversaire. Une autre statistique où la France est en tête nettement depuis le début du Tournoi avec 85 unités, contre 71 à l'Angleterre et... 47 à l'Écosse et l'Irlande. On entre là dans un aspect de la défense agressive voulue par Edwards, qu'il répète depuis le début de sa carrière d'entraîneur : « L'attaque commence par la défense. » « Je suis content qu'on ait provoqué plus de pertes de balle chez l'adversaire pour nourrir notre attaque », soulignait d'ailleurs le technicien anglais dans nos colonnes le 22 février, avant le match à Cardiff.
Des joueurs au rôle de « destructeur »
Rappelez-vous des Anglais qui reculaient en première période au Stade de France sur des longues séquences qu'ils voulaient imposer aux Bleus, avant de « rendre » la balle au pied. Dans l'organisation défensive, certains joueurs ont ce rôle de « destructeur ». On pense évidemment à Bernard Le Roux (12 plaquages dominants depuis le début du Tournoi) et son comparse de la deuxième ligne Paul Willemse. En troisième ligne, si François Cros est plus dans la gestion et le colmatage de brèches, Charles Ollivon et Grégory Alldritt agressent les porteurs de balle adverses. Un constat qui s'applique aussi aux rucks défensifs, secteur où le dernier cité a pris une tout autre envergure cet hiver. Défense qui monte vite, plaquages dominants, contre-rucks efficaces, autant d'ingrédients qui font la force d e cette équipe de France version 2020.
L'attaque combine le contrôle et la liberté
Selon AWS, le fournisseur de stats du Tournoi, les rucks de l'équipe de France sont les plus lents des six nations engagées. Et de loin. En moyenne, elle met 4,5 secondes à extraire le ballon de cette phase clé du jeu, dont le tempo influe sur les équilibres et déséquilibres entre l'attaque et la défense. Que comprendre de cette donnée, quand on sait par ailleurs que la France est la meilleure attaque du Tournoi ? Que les Bleus pratiquent délibérément un rugby à deux vitesses.
L'un très lent quand ils sont dans leur moitié de terrain, Antoine Dupont laissant alors volontiers le ballon dans le ruck pour organiser la sortie de camp. L'autre plus rapide et plus libre quand il s'agit d'attaquer. Cette ambivalence, qui correspond au discours de Fabien Galthié sur les zones rouges (où l'on maîtrise) et les zones bleues (où l'on peut tenter), se retrouve dans plusieurs aspects du jeu des Tricolores. Ils attaquent très rarement dans leurs propres 40 m, mais se libèrent davantage quand ils rentrent dans le camp adverse.
Un secteur offensif qui ne frappe que pour mettre K.-O.
Ils se font peu de passes devant la défense (93 en moyenne, contre 143 pour les cinq autres équipes) mais osent donner le ballon quand ils ont réussi à pénétrer dans la défense (9,3 passes au contact, contre 7,5). Ils défient peu la défense adverse ballon en main (110 contre 129) mais le font avec talent, sens de l'adaptation et efficacité.
La France, reine des duels gagnés
1) France : 21 % de duels gagnés*
2) pays de Galles : 18 % de duels gagnés
2) Écosse : 18 % de duels gagnés
4) Italie : 15 % de duels gagnés
5) Irlande : 14 % de duels gagnés
6) Angleterre : 12 % de duels gagnés
*par rapport aux ballons portés
Au final, l'attaque française ressemble à ces boxeurs qui ne frappent que pour mettre K.-O., et n'insiste pas quand l'échange dure. Sur les onze essais inscrits, près de la moitié (cinq) est venue après un seul temps de jeu, comme celui de Paul Willemse contre le pays de Galles. Le signe d'une équipe organisée et clinique.
Le jeu au pied pour acculer l'adversaire
En additionnant les distances entre l'endroit du coup de pied et celui où le ballon atterrit, les statisticiens du Tournoi ont cumulé pour les Français quasiment 3,5 kilomètres depuis le début de la compétition. À titre de comparaison, c'est un peu plus de 3 kilomètres pour les Anglais et seulement 1,5 pour les Irlandais. Un chiffre anecdotique, mais qui vient confirmer que les Bleus sont ceux qui jouent le plus au pied. Après des années d'atermoiements dans le domaine, l'équipe de France s'est enfin approprié le jeu au pied à des fins stratégiques, quitte à en abuser.
Ça tape fort !
1) France : 102 coups de pied dans le jeu
2) Angleterre : 100 coups de pied dans le jeu
3) pays de Galles : 86 coups de pied dans le jeu
4) Écosse : 78 coups de pied dans le jeu
5) Irlande : 59 coups de pied dans le jeu
6) Italie : 58 coups de pied dans le jeu
Des principes assimilés
Avant le match contre les Gallois dans le Tournoi 2019 (défaite 19-24), le consultant Fabien Galthié louait dans nos colonnes leur faculté dans le « jeu de dépossession » : « Ça ne les dérange pas de se défaire du ballon. Attention, j'ai dit "se défaire'', pas "se débarrasser''. D'abord, ils évitent de sortir le cuir du terrain. Ensuite, ils choisissent de taper avant d'être obligés de taper. C'est quelque chose d'élaboré, destiné à faire reculer l'adversaire et à le mettre sous pression. Même sur des phases offensives, ils n'hésitent pas à se défaire du ballon, mais toujours avec de la vitesse. » Autant de préceptes qui sont aujourd'hui ceux de l'équipe de France de Galthié. Le match de Cardiff a montré sa propension à imposer son jeu au pied à l'adversaire pour le faire reculer... voire marquer comme sur le premier essai inscrit par Anthony Bouthier, dans la même veine que ceux de Charles Ollivon contre l'Angleterre et Teddy Thomas face à l'Italie.
Les sorties de camp ? Elles ne visent que rarement une touche mais précisément le couloir des quinze mètres. Dans le camp gallois, Romain Ntamack a plusieurs fois joué des transversales vers l'autre côté du terrain sans dévier de cette stratégie. On a même vu Gaël Fickou taper sur un ballon de récupération, quand il n'y avait plus de couverture galloise, signe que les principes du jeu au pied de pression sont bien assimilés.
Autre révélateur : ces parties de « ping-pong » au pied que les Bleus n'hésitent plus à faire durer. Les relances du fond de terrain ? C'est non, sauf très rare exception. Le staff a suffisamment pointé du doigt les deux relances à la main dans les 22 mètres français qui ont fini par des points italiens pour s'en convaincre.