Coronavirus : le rugby professionnel saute dans le vide après la suspension du Top 14 et de la Pro D2 L'annonce de la suspension du Top 14 et de la Pro D 2 jusqu'à nouvel ordre plonge le rugby professionnel dans l'incertitude. Et inquiète certains clubs quant à leur survie.
Report ou huis clos ? Il y a quelques jours encore la question se posait en ces termes. On dirait que c'était au siècle dernier. Depuis l'intervention du président Emmanuel Macron jeudi soir, il ne faisait plus guère de doute que le rugby, comme les autres sports, allait devoir fermer boutique. Restait à savoir pour combien de temps. Vendredi, lors d'un comité directeur exceptionnel, la Ligue nationale de rugby a décidé « la suspension temporaire » des Championnats de Top 14 et de Pro D2 ainsi que la suspension des « entraînements collectifs organisés par les clubs professionnels ». Sage et indiscutable décision face à la propagation du coronavirus. Mais celle-ci plonge le monde du rugby professionnel dans le flou le plus total. Quand les Championnats reprendront-ils ? Reprendront-ils seulement ? La saison 2019-2020 aura-t-elle un champion ? Et qui descendra en Pro D2 ? À ces questions qui peuvent paraître dérisoires dans les circonstances actuelles, s'en ajoutent d'autres, plus graves : certains clubs, à l'économie fragile et ultradépendante des recettes liées aux matches, peuvent-ils mettre la clé sous la porte ? On veut dire définitivement... Dans la situation actuelle, même les pires scénarios ne sont plus à exclure.
« On s'engage pour un modèle de Championnat. À partir du moment où il n'est pas respecté, il devient caduc »
Thomas Lombard, directeur général du Stade Français
Dans un sport habitué aux aberrations en termes de calendrier, la suspension du Top 14 lance un sacré casse-tête. Dans ses premières réflexions, la Ligue s'est fixée comme objectif d'établir différents scénarios selon la date éventuelle de retour sur les terrains. Une première échéance est fixée au 15 avril, comme évoqué par le président de Clermont, Éric de Cromières, mais cela paraît fortement compromis, « illusoire » nous a même confié son homologue lyonnais Yann Roubert. Le 30 avril ? Cela pourrait correspondre à un recul de l'épidémie de coronavirus. D'autres parlent du 15 mai, « date après laquelle on ne pourrait que renoncer à jouer », selon Laurent Marti, le président de l'Union Bordeaux-Bègles. Quoi qu'il soit décidé dans les prochaines semaines, les délais pour finir la saison s'annoncent donc très courts. Impossible d'imaginer jouer les neuf dernières journées, d'enchaîner sur trois week-ends de phase finale tout en incluant les Coupes d'Europe.
Comment faire alors ? Dans ce grand flou, une priorité du côté des instances : sauver une phase finale génératrice de visibilité et de revenus et finir sur une finale au Stade de France le 26 juin, avec des demies à Nice une semaine plus tôt. « Pourquoi pas des play-offs à huit équipes ? », suggère Franck Azéma, le manager de Clermont, actuelle sixième. Autre question : comment régler la lutte pour le maintien, qui concerne grosso modo les six autres équipes du Top 14, de Bayonne (9e, 33 points) au Stade Français (14e, 25 points) ? « On s'engage pour un modèle de Championnat. À partir du moment où il n'est pas respecté, il devient caduc », estime Thomas Lombard, directeur général du club parisien, qui rappelle que son club devait recevoir six fois sur la fin de saison. Un nouveau format de compétition pourrait donc aussi être adopté pour déterminer le relégué et le barragiste. La Ligue tient à maintenir relégation et promotion. Avec, évidemment, les faveurs des clubs actuellement en tête de la Pro D2. Alain Carré, président de Colomiers, l'actuel leader, opterait pour des « phases finales en juillet. Il faut finir le Championnat. Si Colomiers monte, ce doit être sur le terrain ».
Reste une dernière option, la plus préjudiciable pour les deux Championnats de la LNR : l'annulation. « Dans ce cas, le statu quo pour la saison prochaine me semblerait inévitable », estime Jean-François Fonteneau, le président d'Agen. « On peut au moins essayer de sauver un match, en plaisante Yann Roubert, le président lyonnais. Une grande finale entre le premier (l'UBB) et le deuxième (le LOU). Je suis sûr que Laurent (Marti) serait d'accord (rires). » « En cas de gel, qu'est-ce qu'on fait pour la Coupe d'Europe la saison prochaine ?, demande Didier Lacroix, le président du Stade Toulousain. On repart avec les mêmes qualifiés ? C'est-à-dire sans l'UBB, pourtant en tête du Top 14 ? » Vous l'aurez compris, les équations à résoudre sont multiples et coriaces.
« Je ne vois pas comment on pourrait s'en sortir seuls »
Laurent Marti, président de l'UBB
L'économie des clubs est bien plus exposée que dans le football puisque en rugby, les droits télé (93 millions d'euros) ne représentent que 11 % des recettes. Chaque match non joué peut signifier des pertes, en Top 14, allant de 200 000 euros pour les moins bonnes affiches, à plus d'un million pour quelques rencontres de prestige. Les présidents vont donc tout faire pour que le Championnat puisse aller à son terme quitte, comme l'explique Laurent Marti, qui dirige l'UBB, « à accepter des compromis et regarder au-delà du règlement si certaines journées doivent être supprimées ».
Car le gel total des compétitions pour 2020 serait très préjudiciable, voire catastrophique, pour les clubs, dont les partenaires vont aussi être impactés et pourraient, à terme, diminuer la voilure de leur soutien. Même si Canal+ semble disposé à ne pas se retourner contre la Ligue pour réclamer le dédommagement des neuf journées (et des rencontres de phase finale) qui n'auraient pas lieu, certaines équipes risquent de ne pas pouvoir faire face. « Les plus touchées, explique Christophe Lepetit, économiste au CDES (centre du droit et de l'économie du sport) seront celles qui ont une économie dynamique, basées sur les recettes (billetterie, hospitalités, publicité, buvette...) comme La Rochelle, Bordeaux, Clermont ou Toulouse. Les clubs qui ont des fonds propres suffisants et qui sont adossés à des partenaires aux reins solides (dont des mécènes) s'en sortiront mieux. »
Un report du quart de finale de coupe d'Europe, Toulouse-Ulster (initialement prévu le 5 avril), conjugué aux pertes des recettes de fin de saison, mettrait par exemple le Stade Toulousain dans une « situation financière catastrophique » de l'aveu même de son président Didier Lacroix. Même situation pour Bordeaux : « Si les matches ne sont pas disputés, explique Laurent Marti, je ne vois pas comment on pourrait s'en sortir seuls. » Pour le moment, les présidents ont la possibilité de mettre leurs joueurs au chômage partiel, ce qui sera fait en début de semaine à l'UBB et sans doute dans la majorité des clubs (certains joueurs pourront également prendre leurs congés payés) : « En payant 70 % du salaire brut (84 % du net), le procédé permet à l'employeur d'économiser l'équivalent des charges. »
Les présidents, qui en début de semaine, ne semblaient encore ne se préoccuper que du débat entre huis clos et report, et de leur cas particulier, selon qu'ils soient au bas ou au haut de l'échelle du Top 14, ont été précipités dans une autre dimension par l'intervention du président Macron jeudi soir. Rassemblés au moment du discours présidentiel pour une soirée organisée par la LNR « Plaquons l'homophobie », certains grands partenaires du rugby, des présidents de clubs et des joueurs ont semblé réaliser qu'ils devraient s'en sortir ensemble. « Nous allons devoir faire preuve de créativité, conclut le président de Brive, Simon Gillham, accepter des compromis. »
« Pour tout le monde, c'est une autre vie qui commence »
Franck Azéma, manager de Clermont
Les acteurs du rugby professionnel vivaient depuis plusieurs jours dans l'attente d'une décision de la LNR. Vendredi, l'annonce de la suspension jusqu'à nouvel ordre du Top 14 et de la Pro D2 les a un peu sortis du brouillard. Mais juste un peu. Plusieurs questions majeures se posent pour les joueurs et entraîneurs professionnels, à commencer par la plus basique : à quoi ressemblera leur quotidien dans les prochains jours ?
Les entraînements collectifs des clubs pros, au même titre que les matches, ont été annulés. Avant même l'annonce de la LNR, le club d'Agen avait, par mesure de précaution, décidé de suspendre ses entraînements. À Brive, l'ensemble des joueurs et du staff ont été « invités à rester chez eux pendant une semaine ». « Pour tout le monde, c'est une autre vie qui commence, estime Franck Azéma, le manager de l'ASM. Dans ce métier, personne n'a jamais vécu ça. On est habitués à être impliqué onze mois sur douze. »
Qu'en sera-t-il de la préparation physique des joueurs pendant cette période de suspension des compétitions ? « Le plus grand danger est de laisser partir les joueurs cinq à six semaines et qu'ils reviennent pour réattaquer le Championnat la semaine qui suit et enchaîner des matches, s'inquiète Grégory Marquet, le préparateur physique de Rouen (Pro D2). Ce serait les mettre en danger. Le plus important est qu'ils ne se déconditionnent pas. Le seul moyen pour empêcher ça, c'est de les faire bosser, a minima avec des programmes individuels. Au mieux par petits groupes, dix au maximum. » Dans de nombreux clubs pros, des réunions d'information sur les nouvelles modalités d'entraînement sont programmées en début de semaine prochaine.
Les joueurs ont par ailleurs reçu dans la journée un mail d'information de leur syndicat, Provale, sur le chômage partiel, qu'ils risquent de connaître dans les prochains jours. Les dirigeants de clubs envisagent également de solder leurs congés payés. « On ne peut pas reprocher aux clubs d'optimiser ou minimiser l'impact de cette suspension, admet Robins Tchale Watchou, le président du syndicat des joueurs, qui refuse en revanche d'imaginer les clubs renégocier les contrats des joueurs. Il y a une grande différence entre être conciliant dans l'intérêt de tous, et se mettre en marge de la loi, au motif que le potentiel préjudice financier devrait être réglé d'une façon qui flirterait avec l'illégalité, ou tout au moins qui causerait un préjudice aux joueurs », prévient-il. « Les joueurs dont les contrats se terminent le 30 juin s'interrogent, ajoute l'agent Miguel Fernandez. Aucun club ne va vouloir s'engager, compte tenu des difficultés financières qui s'annoncent. »