Sans regarder sa montre, la présidente de la 32e Chambre correctionnelle de Paris, Rose-Marie Hunault, a donné du temps à Mohed Altrad, mardi, pour raconter une vie comme il en existe peu, la sienne. Au bout de 45 minutes de préambule, elle a tout de même rappelé le prévenu à des considérations plus terre à terre. S'il parle à ce pupitre, c'est qu'il est poursuivi pour corruption active, trafic d'influence et abus de biens sociaux. « Je vais dire toute la vérité. C'est la première fois que je me retrouve accusé dans un tribunal. Si je suis là, c'est que, pour vous, j'ai dû faire quelque chose que je n'aurais pas dû faire. [...] Que je suis l'homme qui a porté atteinte à l'harmonie des hommes. »
Sur nos bancs, on a assez vite saisi deux axes forts de l'argumentaire du président du MHR : il éprouve une certaine défiance envers les usages d'un procès de ce type, en particulier envers les deux procureurs du Parquet national financier (PNF) et il rejoint, glaive à la main, la coalition de Bernard Laporte et de ses conseils pour orienter les débats vers une « guerre » avec la Ligue (LNR).
« Madame la procureure, je ne sais pas si vous lisez la totalité des documents. Vous cherchez à bâtir un scénario, une fiction. Je ne veux plus vous répondre. C'est une forme de torture psychologique ce que vous faites. »
Mohed Altrad
Concernant le premier point, M. Altrad n'a pas mis longtemps à livrer le fond de sa pensée sur ceux qui sont chargés de porter l'accusation : « Je suppose qu'il (le procureur M. Dulin) va chercher à m'acculer au fond d'une pièce, à me déstabiliser. [...] Il y a votre monde, celui des juges, celui des procureurs, et un autre monde qui s'appelle le rugby. Vous (les procureurs) lisez des documents et faites des scénarios pour chercher la faille. Vous, Mme la présidente, je vous remercie de votre écoute. Vous, madame la procureure, je ne sais pas si vous lisez la totalité des documents. Vous cherchez à bâtir un scénario, une fiction. Je ne veux plus vous répondre. C'est une forme de torture psychologique ce que vous faites. » La présidente se sentit obligée d'intervenir : « C'est moi qui vous interromps : que vous critiquiez le fonctionnement de la justice, c'est votre droit. Mais ce n'est pas le lieu pour le faire. Vous avez le droit de ne pas répondre mais madame la procureure est légitime à poser les questions qu'elle pose. »
S'agissant de la « guerre » avec la LNR et son ancien président Paul Goze, Laporte et ses avocats avaient déjà défriché le terrain. La semaine dernière, Me Versini avait évoqué, sans plus de détails, les « gorges profondes » qui avaient fait fuiter les premiers éléments de l'affaire au JDD. Puis tendu une perche à M. Laporte pour qu'il accrédite cette thèse d'une conspiration téléguidée par la LNR.
La perche, M. Laporte ne l'a pas tellement saisie. Quand la procureure Céline Guillet, pour nommer les choses, « pour ne pas mettre dans la bouche de M. Laporte des choses qu'ils n'auraient pas en tête », lui a demandé de préciser sa pensée sur le scénario - déjà ancien - d'un informateur de la Ligue ayant tout fomenté, il déclara : « Ah non, non, je ne sais pas. Je ne suis pas sûr du tout. »
Interrogé mardi sur le courrier de la FFR à la LNR qui fut soumis à sa relecture préalable et à ses amendements, M. Altrad embraya sur la « guerre » des clans avec la Ligue : « C'est pas possible d'être conciliant avec eux. Ils ont fait des choses pas propres. Si j'interviens contre le report des matches en 2017, c'est pour servir une cause nationale qui concerne la jeunesse de la France. » La présidente lui fera remarquer que ses « corrections n'ont rien à voir avec le cas personnel du MHR » alors qu'il disait agir sous cette seule casquette. Le procureur lui demanda si ce n'est pas surtout les 5 points d'une victoire par forfait qui l'animaient. Réponse : « Les joueurs étaient habillés, ils avaient les crampons, je voulais aller au bout pour démontrer qu'il ne faut pas m'offenser. »
Concernant le versement en une fois, à la signature, des 180 000 euros du contrat d'image avec Bernard Laporte, Me Vey, conseil de M. Altrad, informa que ce n'était pas une norme. Par exemple, pour celui signé avec Fabien Galthié quand il entraînait le MHR, un premier acompte a été versé tout de suite, pas la totalité. L'avocat d'Anticor s'étonna ensuite « que vous payiez l'intégralité d'un contrat qui doit durer un an et, de février à fin septembre, il n'y a aucune prestation, vous ne trouvez jamais une occasion pour utiliser son image, il ne se passe rien. » « M. Laporte était très occupé, indique M. Altrad. Vous savez, le groupe Altrad a invité les plus grands de ce monde : Tony Blair, Jean-Pierre Raffarin, François Léotard. Monsieur et madame Obama devaient venir mais, avec le Covid, ça n'a pas été possible. Ils ont été payés pour chaque prestation. »
Le problème, soulevé par l'avocat d'Anticor puis la présidente, c'est justement l'absence de toute prestation de M. Laporte. Le président du MHR évoqua alors les venues de M. Laporte à Montpellier du temps où l'idée qu'il en devienne l'entraîneur était encore dans l'air. « Il a pris des contacts avec l'équipe ? », questionna la présidente. « Non, avec moi. On regardait tout. Par exemple s'il fallait changer des sièges dans les tribunes. »
Rose-Marie Hunault s'étonna d'autre chose : « Vous nous avez parlé des valeurs qui vous sont chères. Mais quand M. Laporte fait du lobbying pour votre projet de rachat de Gloucester, il a aussi la particularité d'être président de la FFR, d'avoir un droit de vote. Pour la commission d'appel (dont la décision a été changée dans un sens favorable au MHR), pourquoi vous l'appelez lui ? Pourquoi vous ne laissez pas faire votre conseil ? Quelle était l'urgence ? »
Réponse de M. Altrad : « Pour le prochain match. »
La présidente : « Oui mais le prochain match était en septembre et là nous parlons du mois de juin. J'aimerais comprendre l'urgence. »
Mohed Altrad : « Je ne peux pas vous dire les motivations, je ne me souviens plus. »
La présidente : « L'éthique commandait quoi ? »
Mohed Altrad : « Ne pas appeler »
La présidente : « Et vous ne lui avez pas dit de ne pas le faire ? »
Mohed Altrad : « Je ne fais pas de leçon d'éthique dans tous mes appels téléphoniques. »
Le président du MHR nie fermement avoir été lié à Bernard Laporte par un pacte de corruption. « À partir de ce contrat d'image, on me prête des dons divins pour voir que des matches vont être reportés... C'est une construction. Je suis intègre. Je n'ai pas vu le mal. » À ce titre, son avocat fit remarquer que « la logique d'un pacte de corruption eut été de contacter M. Laporte en premier pour le projet Gloucester ; or M. Altrad a d'abord contacté la fédération anglaise. » « Cette opération, poursuit M. Altrad, a été enclenchée avant l'arrivée de Laporte à la présidence. Je lui en ai parlé en octobre ou novembre 2016. »
« Et vous en avez parlé aussi à M. Camou (président de la FFR à l'époque) à ce moment-là ? » « Non », répond Altrad. « Donc, vous nous dites que vous évoquez ce projet avec un candidat à la FFR (Laporte) et non avec M. Camou. C'est ça qu'il faut comprendre ? »
À 23 heures, la présidente décida de suspendre l'audience. Pour s'adapter à l'agenda de son avocat, l'interrogatoire de M. Altrad, cette fois sur les partenariats maillot, reprendra lundi.