Le principe d'une bulle spéculative, c'est qu'elle finit toujours par éclater.
ça risque d'être violent.
Le Monde ce matin
L’heure était au silence radio et au désarroi dans le monde du ballon rond jeudi 8 octobre. Déjà très affectés par la crise du Covid-19, qui réduit fortement leurs recettes, les clubs français de football professionnel ne peuvent que s’inquiéter après les déclarations de Jaume Roures. Le fondateur de Mediapro, détenteur des droits de retransmission du championnat de France, pour les saisons 2020 à 2024, n’a pas réglé les 172 millions d’euros de droits télé qu’il devait au 6 octobre à la Ligue de football professionnel (LFP), et a fait savoir, dans un entretien à L’Equipe, qu’il souhaitait « rediscuter le contrat de cette saison ».
Cette annonce est de très mauvais augure alors que le groupe hispanique, éditeur de la nouvelle chaîne de télévision payante, Téléfoot, est devenu le nouvel argentier du football français. En 2018, il a fait exploser la facture des droits télévisuels, raflant l’essentiel du championnat au détriment de Canal+ et BeIN Sports pour 780 millions d’euros par an.
Pour éviter « la cacophonie », explique un patron de club, la LFP, sur laquelle la pression est forte, a défendu aux clubs de s’exprimer publiquement. Rares sont ceux qui ont bravé l’interdiction. Le président de l’Olympique de Marseille, Jacques-Henri Eyraud, qui avait soutenu l’arrivée de Mediapro, affirme « faire toute confiance à la direction de la LFP pour œuvrer dans l’intérêt du football français ».
« Il y a une Ligue et un diffuseur qui ont signé un contrat, c’est à eux de gérer ce dossier. Chacun doit rester à sa place », commente de son côté Claude Michy, président de Clermont et de l’Union des clubs professionnels, qui analyse la situation avec fatalité : « On est dans une situation économique globale pas simple, alors je ne vois pas pourquoi dans ce contexte le football serait protégé. »
Sous couvert d’anonymat, les langues se délient vis-à-vis de Jaume Roures. « Au printemps, il critiquait Canal+ et BeIN Sport, qui ne réglaient pas les droits [quand le championnat 2019-2020 avait été arrêté], assurant que lui payait toujours. On voit aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Or, quand on veut négocier, on commence par s’acquitter de ses factures », se plaint une figure historique de la Ligue 1. « La crise du Covid-19 a bon dos. La réalité, c’est que le modèle de Mediapro était déjà tendu. Mais la Ligue et les clubs ont préféré ne pas le voir », affirme un autre président.
Jeudi soir, lors d’une réunion téléphonique, les clubs de Ligue 1, encore sonnés par les déclarations de Mediapro, souhaitaient « politiser le dossier » et « aller voir les ministres », relate une source.
Selon nos informations, après un démarrage honorable, la chaîne Téléfoot, commercialisée 25 euros par mois et diffusée chez SFR, Orange, Bouygues et Free, à l’exception de son ennemi, Canal+, a connu un arrêt brutal « après PSG-Marseille » le 13 septembre. « Depuis deux ou trois matchs, cela n’évolue plus. Peut-être pour les aider à démarrer, la Ligue avait concentré plusieurs belles affiches les premières journées du championnat », avance-t-on chez un distributeur.
De bonne source, la chaîne aurait engrangé entre 350 000 et 400 000 abonnés, et espère voir repartir la machine mardi 20 octobre, date de la reprise de la Ligue des champions, dont elle partage les droits de diffusion cette saison avec RMC Sport.
« Dès le début, il y avait des doutes »
Mais Jaume Roures a-t-il envie d’aller au bout de l’aventure ? La question est sur toutes les lèvres. « Que ce refus de payer arrive aussi rapidement est assez inquiétant, quand l’on sait que dès le début, il y avait des doutes. Certains pensaient qu’il ne voulait pas lancer leur chaîne, mais seulement revendre des droits », indique-t-on au sein d’un grand club français.
Plusieurs signaux alimentent la méfiance. Mediapro a énormément tardé avant de constituer les équipes de Téléfoot. Puis Jaume Roures a requis dès septembre un délai de paiement : cette demande a été examinée puis refusée par le conseil d’administration de la LFP le 24. Avant ça, dès 2019, Jaume Roures avait voulu céder l’un de ses lots de matchs à Canal+, mais les parties n’étaient pas tombées d’accord sur le prix.
« Cet épisode a renforcé Canal+ dans ses convictions », analyse la même source. Au final, la filiale de Vivendi pourrait se poser en sauveur en récupérant la Ligue 1. Mais peut-être pas « au prix payé par Mediapro », dit un proche de la LFP.
La Ligue se refusait à tout commentaire jeudi. En théorie, le groupe hispanique ne peut invoquer aucun argument juridique pour négocier une ristourne : les matchs ont lieu, le huis clos n’est pas une clause suspensive. Et comment justifier l’impact du coronavirus, quand les aficionados, privés de stade, sont cloués chez eux ? « L’argument du Covid-19 tient difficilement », commente-t-on au sein d’un grand club français.
C’est un bras de fer psychologique qui est en train de se jouer. Sans paiement de la part du diffuseur sous trente jours, la Ligue peut récupérer ses droits de diffusion. Une hypothèse compliquée à mettre en œuvre, alors que Téléfoot est lancée. « C’est le dilemme du prisonnier », commente un diffuseur.
La LFP a-t-elle les moyens d’obliger Mediapro à payer ? Elle n’a pas demandé de garantie bancaire, se contentant de « la caution de son actionnaire ». C’est un fonds chinois, Orient Hontai Capital, qui détient 54 % du capital. Pour mémoire, la Serie A italienne avait soumis la cession de ses droits à Mediapro à l’obtention d’une garantie bancaire. Mais l’Espagnol avait refusé cette condition, et n’était pas entré sur le marché italien.
Les clubs sont censés toucher leur argent le 17 octobre. « C’est évident que le 17 octobre, on n’aura pas trouvé un accord, a prévenu M. Roures. Mais on peut trouver des formules qui arrangent la situation économique des clubs. »
Ces derniers vont ressortir encore plus fragilisés. Sur la dernière saison, la pandémie a coûté 1,27 milliard d’euros de chiffre d’affaires à la filière du football professionnel, dont 605 millions d’euros rien qu’aux clubs, selon une étude commandée par la Ligue 1 et réalisée par le cabinet Ernst & Young en juin. Le football professionnel pourrait subir entre 659 millions et 951 millions d’euros de manque à gagner cette saison, et supprimer entre 3 400 à 8 000 emplois, une prévision qui n’anticipait pas une défection de Mediapro.
C’est toute l’économie du football qui pourrait s’effondrer. « Quand des engagements contractuels sont pris, il s’agit de les respecter. Parce qu’il en va aujourd’hui de la survie non seulement du football professionnel, mais du football tout court », a commenté la ministre déléguée aux sports, Roxana Maracineanu. Politiquement, le dossier est explosif. S’il est difficile de laisser tomber des équipes à l’ancrage local important, pas sûr que l’Etat aide des clubs dont les joueurs touchent pour certains des salaires mirobolants.
Sandrine Cassini et Alexandre Pedro