Assas, le GUD et la prison : Romain Bouvier, itinéraire d'un "gentleman fasciste"
Ce trentenaire est accusé d'avoir participé au meurtre de l'ex-rugbyman Federico Martin Aramburu. Son parcours l'emmène des beaux quartiers de Paris au GUD, jusqu'à la prison de la Santé.
Dimanche 20 mars. Romain Bouvier descend du véhicule qui le dépose devant le Grand Hôtel de Solesmes, dans la Sarthe. D'une main, il salue ses amis restés dans la voiture. De l'autre, il tient un sac plastique, avec tout ce que contient la vie d'un fuyard de 31 ans, c'est-à-dire pas grand-chose. Le jeune homme a réservé deux nuits dans cet ancien relais de poste, situé en face de la célèbre abbaye. Il a payé en liquide : 260 euros. Aux salariés, le locataire de la chambre 122 offre un visage discret et bien élevé. Ils en voient tellement, dans ce village de 1 200 habitants, des princes comme des SDF, défiler avant ou après une retraite religieuse. La devise de l'abbaye est inscrite sur les murs de pierre et sur le site Internet de l'institution : "Tous les hôtes qui se présentent seront reçus comme le Christ" (règle de Saint-Benoît, chapitre 53). Les moines bénédictins, qui proposent des retraites silencieuses, ont fait de l'accueil une valeur cardinale de leur refuge.
La veille, au petit matin, Romain Bouvier a participé au meurtre d'un homme. Pas n'importe qui : Federico Martin Aramburu, un ancien joueur de rugby de 42 ans, mondialement connu, star dans son pays, l'Argentine, et en France, où il joua à Biarritz, Perpignan et Dax. Le père, aussi, de trois enfants. Une embrouille, sur la terrasse du café Le Mabillon, en plein coeur du VIe arrondissement à Paris. Des mots qui fusent. Des poings qui s'agitent. Et des coups de feu. Romain Bouvier a appris la nouvelle du décès d'Aramburu à la radio, depuis un bar dans lequel il s'est réfugié après la rixe. Ni la police ni les journalistes n'ont alors tous les détails du drame. Lui sait qu'il a tiré les quatre premières balles. Pan pan pan pan. Deux en l'air, mais aussi deux dans la cuisse et le foie du sportif. Son acolyte, Loïk Le Priol, a également tiré à quatre reprises. Toutes ont atteint le rugbyman. Aucun colosse ne résiste à six balles dans le corps.
Loïk et Romain. Le Priol et Bouvier. Désormais, leurs deux noms sont pour toujours accolés à un fait divers sordide. La presse a beaucoup écrit sur Le Priol, cet ancien caporal ultra-violent, plus jeune membre des forces spéciales et traumatisé de guerre. Un responsable du GUD (Groupe union défense), aussi, dont il s'est fait tatouer les trois lettres sur la jambe, en caractères gothiques. Sur Romain Bouvier, en revanche, peu de lignes. S'intéresser au parcours de cet "autre" tueur, c'est essayer de comprendre la plongée dans la violence d'extrême droite d'un enfant bien né. Une mouvance qui célèbre et romantise la virilité, le combat et les armes, et conduit souvent ses membres à confondre esprit chevaleresque et comportement criminel.
Romain Bouvier est un fils de bonne famille, de ceux qui jouent au "Luco", le diminutif du jardin du Luxembourg, en culottes courtes avant d'y fumer leurs premières clopes et boivent des cafés à 4,90 euros au café de Flore. Sa mère, l'avocate pénaliste Janine Bonaggiunta, chérit cet enfant unique, qui n'a pas hérité de son patronyme corse. Au barreau de Paris, cette blonde de 67 ans a la réputation d'une enquiquineuse aux méthodes controversées. Spécialisée dans les affaires de femmes battues, elle s'est rendue célèbre en défendant Jacqueline Sauvage, condamnée en 2014 pour avoir tué son mari violent d'un coup de fusil dans le dos. Perdante devant les tribunaux, l'avocate a gagné la bataille de l'opinion en faisant de sa cliente une héroïne de roman balzacien. "Nous sommes de votre côté", précise la messagerie vocale de son cabinet. Sur son compte Instagram, la pénaliste met en avant des figures de son panthéon personnel, de l'avocate militante féministe Gisèle Halimi à l'ancienne ministre Simone Veil.
Comme elle, son fils embrasse une carrière juridique, direction l'université d'Assas, au coeur de ce Quartier latin dans lequel il a grandi. "Il avait une belle langue, une belle éloquence," se souvient l'avocat médiatique Bertrand Périer, qui le croise lors de différents concours d'éloquence, dans lesquels Romain termine souvent parmi les finalistes. Il impressionne moins lors des devoirs sur table ; le jeune homme préfère les joutes verbales à l'aridité des TD, et collectionne les rattrapages.
La nuit, Romain Bouvier se transforme. L'amateur de littérature anime avec une poignée d'amis le club Roger Nimier, regroupement d'anars d'extrême droite qui se veulent transgressifs et romantiques, à la manière des hussards. Ici, on lit Pierre Drieu La Rochelle, on cite Renaud Camus, Ernst Jünger, Léon Bloy, Céline ou Charles Péguy. Sur le site Internet du collectif, Romain Bouvier publie quelques textes. Ses amis disent qu'il a du style. En août 2014, on peut lire sur le compte Twitter du club une citation de Charles Maurras, le fondateur de l'Action française : "Nous devons être intellectuels et violents". En légende, ce mot-clef : #gentlemen-voyous. Chaque publication est l'occasion de célébrer une violence esthétisée.
Elle devient beaucoup plus concrète au GUD, ce mouvement d'extrême droite qu'il fréquente entre 2012 et 2015. Romain Bouvier se mêle à des prolétaires au crâne rasé, sans diplômes, qui chassent les gauchistes au sein de l'université et traquent les CPF, "les chances pour la France". Comprendre : les étrangers extra-européens. Ses amis de lycée parlent de lui comme d'un homme ouvert et gentil, et disent ne jamais avoir entendu de sa part le moindre propos raciste ou antisémite. Ceux qui le défendent évoquent un romantique, qui cherchait une famille et un idéal, trouvé à l'extrême droite.
A certains, Romain Bouvier a confié vouloir suivre l'exemple de ce père qu'il admirait, Jean-Yves Bouvier, décédé lorsqu'il avait 17 ans. Un ancien cadre du GUD, dans les années 1970 : à son enterrement, d'anciennes figures du mouvement, comme Philippe Péninque, un proche de Marine Le Pen, ou l'avocat Jean-François Santacroce, étaient présents.
L'étude de ses amitiés virtuelles, sur Facebook, montre que le trentenaire pratique le grand écart. Côté jour, des jeunes gens bien nés, croisés au lycée Montaigne ou sur les bancs d'Assas, dont une poignée d'avocats brillants, comme Antoine Vey, qui le défend aujourd'hui. Côté nuit, tout ce que l'extrême droite compte de fêtards et de militants, jusqu'aux plus radicaux : la compagne et conseillère d'Eric Zemmour, Sarah Knafo (qui dit ne pas le connaître), l'ex-chef du GUD et ami de Marine Le Pen, Frédéric Chatillon, l'eurodéputé RN Jean-Lin Lacapelle, lui aussi proche de la candidate à la dernière présidentielle...
Dans la nuit de Saint-Germain-des-Prés, il fréquente d'autres fils et filles de. Diane Sidos, de la famille de Pierre, le fondateur de l'Oeuvre française, figure de l'extrême droite pétainiste. Ou Romain Maréchal, frère de Marion et petit-fils de Jean-Marie. "On s'est croisé dans des soirées, ça s'est arrêté là...", confirme celui qui se tient loin de la politique. Avec leur ami Julien Rochedy (l'ex-président du Front national de la jeunesse), les trois hommes pratiquent dans le même club le "close combat", un entraînement rapproché de type militaire. Grâce à Maréchal, Romain Bouvier franchit parfois le lourd portail de Montretout, le manoir des Le Pen à Saint-Cloud, où le frère de Marion organise des fêtes.
"Je ne veux plus jamais voir ces garçons chez moi", lui ordonne sa soeur, en mars 2016. La députée vient de découvrir l'affaire Klein sur le site Mediapart. Quatre membres du GUD ont été arrêtés pour avoir filmé et torturé, en octobre 2015, leur ancien chef, Edouard Klein. Logan Djian, alors patron du mouvement, est identifié par la victime comme le meneur d'hommes. Mais ce sont bien Romain Bouvier et Loïk Le Priol qui sont décrits au tribunal comme "les plus excités", distribuant les consignes et coups avec délectation. Pendant une quinzaine de minutes, ils obligent la victime à se déshabiller, la battent, l'humilient. "Tu enlèves la chemise, tu enlèves tes chaussettes, tu enlèves ton foulard ou on te pend avec", commande Romain Bouvier à sa victime. Sur un autre extrait vidéo, il ordonne à Edouard Klein de "danser la Macarena", complètement dénudé et allongé sur le sol.
Placés sous contrôle judiciaire, les cinq prévenus ont interdiction de se fréquenter. L'affaire, sur laquelle le tribunal de grande instance de Paris doit rendre son verdict le 29 juin, aurait pu constituer un électrochoc suffisant pour que les garçons se rangent. En réalité, Loïk et Romain ne cessent jamais de se retrouver. "Dès qu'ils sont ensemble, c'est comme si le diable se penchait sur leur épaule. Ils sont incontrôlables", regrette un ancien proche. Les sorties en boîte de nuit, chez Castel ou aux Bains-Douches, se terminent souvent par des mares de sang. Les gardes à vue s'enchaînent. Un accident de voiture, en 2015, qui a failli coûter la vie à l'une de leurs amies, divise le clan. L'affaire Klein aussi. Le soupçon plane sur "la balance" qui aurait donné les vidéos à Mediapart.
Romain s'isole du reste du monde. Dans son grand studio rue des Saints-Pères, dont il est propriétaire, il fume de plus en plus de joints. Aux uns, il raconte qu'il écrit un roman sur les nuits parisiennes, mais n'enverra jamais le manuscrit à l'éditeur qui l'a contacté. Aux autres, il assure monter une maison d'édition, ou être sur le point de reprendre ses études. La vérité, c'est qu'il ne met plus les pieds à Assas et ne validera jamais son master en "carrières judiciaires et sciences criminelles".
Avec Loïk, ils se complaisent dans une fascination mutuelle. Des "gentlemans fascistes", selon leurs mots. "Ce qui nous rassemble, c'est la violence, pas le racisme", assure Romain Bouvier au romancier Yohan Zarca, quand celui-ci le sollicite pour écrire un chapitre de son livre Paname Underground consacré à l'extrême droite parisienne.
Souvent, les deux amis expliquent comprendre les djihadistes, ces hommes prêts à mourir pour une cause. "Ça finira mal", a prévenu un proche. En privé, Romain Bouvier - qui collectionne les armes - se vante d'avoir tout prévu en cas d'accident. Que s'est-il passé, lors de sa fuite à l'abbaye de Solesmes ? Les moines l'ont-ils refusé ou, plus prosaïquement, lui ont-ils demandé de remplir une demande en ligne, comme indiqué sur le site Internet ?
Quand Romain Bouvier est retourné à l'hôtel, le 22 mars, il a prolongé sa chambre pour une troisième nuit. Cette fois, le demi-mondain a payé par carte bleue. Ce n'est pas romantique, mais c'est comme ça que les policiers ont retrouvé sa trace.
https://www.lexpress...te_2175892.html