Ce n'est pas nouveau, le rugby, quand il multiplie les doublons, peut devenir schizophrène. Visible chaque saison et plus encore tous les quatre ans, cette pathologie souligne d'étonnants paradoxes. En voici un, basique, mais parlant : il y a deux mois à peine, avant et après la spectaculaire finale entre Toulouse et La Rochelle (29-26), le petit monde du Top 14 se demandait si ces deux clubs n'étaient pas partis pour régner quelques années sur un Championnat pourtant réputé pour son homogénéité, tant ils semblent en avance sur la concurrence.
Un demi-été pluvieux plus loin, alors que les acteurs du Championnat s'apprêtent à effectuer leur rentrée des classes dans un relatif anonymat, l'heure est plutôt à se demander si les hommes d'Ugo Mola et ceux de Ronan O'Gara sont autant favoris de l'exercice à venir. Non pas que Toulousains et Rochelais se soient affaiblis durant l'été ou que leurs poursuivants se soient renforcés à outrance en quelques semaines. Mais la configuration si spécifique de la saison - avec trois premières journées disputées au mois d'août puis une pause de près de deux mois observée durant la Coupe du monde (8 septembre-28 octobre) et une reprise dès le lendemain de la finale - chamboule tout, y compris les pronostics.
La problématique pour le champion de France et le champion d'Europe en titre peut ainsi être résumée : à quel point vont-ils supporter l'absence récurrente de leurs internationaux durant les 11 prochains mois ?
Toulousains et Rochelais, principaux pourvoyeurs de joueurs de l'équipe de France (ils comptaient respectivement 10 et 9 joueurs dans le groupe des 42 tricolores qui ont préparé la Coupe du monde cet été), devront à la fois débuter la saison sans leurs cadres. Mais aussi la poursuivre sans les récupérer à plein-temps.
Si les Bleus parviennent à se hisser jusqu'au dernier carré du Mondial, ils manqueront aussi une bonne partie des matches de novembre, puis, comme chaque année, ils prépareront début 2024 le prochain Tournoi. Et l'on n'évoque même pas ici la blessure longue durée de Romain Ntamack ou le cas spécifique d'Antoine Dupont, s'il relevait le défi olympique avec l'équipe de France à 7. Des soucis en plus pour Ugo Mola, contraint de se passer de son épine dorsale et de quelques vertèbres, mais prêt à donner sa chance à d'autres éléments, notamment ses jeunes, dont certains champions du monde des moins de 20 ans.
Le Stade Rochelais fera face à un dilemme similaire et actionnera les mêmes leviers pour se dépêtrer de ces premiers mois de compétition. Les vice-champions de France devront, en outre, montrer qu'ils ont digéré leur défaite en finale du dernier Championnat, eux qui n'étaient jamais passés si près de soulever leur premier bouclier de Brennus.
« Une bonne partie des joueurs qui ont participé à la finale sont en sélection et ne se préparent pas avec nous, donc on n'est pas revenus avec le groupe sur cette rencontre, on évite de penser à la saison dernière », évacue l'entraîneur des trois-quarts rochelais, Sébastien Boboul.
Derrière Toulouse et La Rochelle, difficile d'y voir clair. Plusieurs équipes aux dents longues viennent de connaître une saison avec des soubresauts et une irrégularité chronique. Signe d'une époque où le poste d'entraîneur est plus précaire que jamais, la moitié des clubs de Top 14 ont vécu des changements majeurs sur leur banc cet été. Ce qui participe à multiplier les inconnues dans l'équation de ce début de saison.
Yannick Bru, Richard Cockerill, Stuart Lancaster et le duo Labit-Ghezal (quand il débarquera à Jean-Bouin) parviendront-ils à impulser un renouveau à Bordeaux-Bègles, Montpellier, au Racing 92 et au Stade Français ? Désormais seul aux manettes du RCT après le départ de son binôme Franck Azéma à Perpignan, Pierre Mignoni permettra-t-il à Toulon de renouer avec la phase finale ? Comment le LOU, désormais dirigé par Fabien Gengenbacher, se relèvera-t-il de sa fin de saison sous tension ? Et puisqu'on est dans les énigmes, quel sera le résultat des plans de relance castrais et clermontois, qui n'avaient pas attendu les beaux jours pour changer de manager ?

Autant de questions qui serviront de fil rouge au Top 14, ce feuilleton à succès. Le Championnat de France a beau avoir ses défauts, sa vitalité et sa popularité sont réelles et même sans précédent, contrastant par exemple avec une Premiership en grande souffrance, ce qui n'est une bonne nouvelle pour personne.
Alors que les Wasps, Worcester et les London Irish coulaient, le Top 14 battait la saison dernière son record d'affluence, avec une moyenne de près de 15 000 spectateurs par match. Reste à entretenir la flamme. Et surtout à capitaliser sur la formidable exposition pour ce sport qu'offrira l'organisation d'une Coupe du monde en France. Une promesse qui vaut bien la peine de commencer la saison en marchant à l'ombre des Bleus.
Tous les ans, c'est la même attente chez les supporters : où débutera la saison de leur équipe favorite ? Et tous les ans, la Ligue doit composer avec les demandes des clubs pour construire la saison la plus excitante possible. Et les contraintes sont encore plus nombreuses les années de Coupe du monde. Les explications de Lucien Simon, vice-président de la LNR.
« Est-ce un casse-tête de construire un calendrier ?
Constituer un calendrier, non. Mais un calendrier qui, dans la mesure du possible, satisfait les clubs et tient compte des contingences économiques, climatiques, touristiques et sportives, c'est effectivement un des plus grands casse-têtes qui soit. Et il est bien évident que les années de Coupe du monde, qui plus est en France, ajoutent de la complexité à l'exercice théorique.
Est-ce pour cette raison que le calendrier du Top 14 est un peu saucissonné cette année ?
Pas saucissonné, je dirais plutôt qu'on prend les entrées, on se met en appétit, puis on profite pleinement de la Coupe du monde (8 septembre - 28 octobre) avant que le Top 14 ne reprenne. Les clubs ont des calendriers très chargés, en ajoutant les Coupes européennes et les problématiques de doublons renforcées. On doit tenir compte de contingences objectives, c'est-à-dire le nombre de matches, les temps de récupération, les matches de l'équipe de France et le fait que, pour nous, l'histoire doit se terminer le 30 juin.
« Ça aurait été de la guignolade de jouer pendant une Coupe du monde en France »
Comment faites-vous ?
On raisonne toujours à l'envers. Et après avis de la commission sportive, il nous est apparu que le plus raisonnable était de commencer le Championnat un peu avant, de faire trois journées, de s'interrompre pour que tout le monde puisse vivre le plus intensément cette Coupe du monde. On va vivre une année rugby d'une extrême densité et on ne va pas s'en plaindre.
Il fallait surtout éviter de placer des journées de Championnat durant le Mondial...
Absolument. Ça aurait été de la guignolade de jouer pendant une Coupe du monde en France, qui doit être la priorité absolue. Tous les clubs en sont conscients. On a fait ce choix-là, qui n'a pas véritablement généré de très grands débats, et, en revanche, on a décidé de continuer à jouer en Pro D2 puisque l'on pense qu'il peut y avoir des synergies, ainsi que d'inclure L'In Extenso Supersevens (Championnat de France de rugby à 7) pendant cette période.
Vous évoquiez les demandes de clubs. Quelles sont-elles généralement ?
Il n'y a pas de demandes farfelues. Ce sont plutôt des éléments de bon sens. Si les clubs parisiens peuvent éviter de trop jouer quand Paris est vide, on peut les comprendre. Pour les clubs dans des villes touristiques, ils peuvent, eux, être tentés de jouer quand la population est importante. Ce sont aussi des demandes conjoncturelles. La demande la plus classique est liée aux travaux dans les stades, et on la comprend facilement.
« Le calendrier a rarement déclenché de grandes colères »
La LNR choisit aussi de sanctuariser certains événements comme le Boxing Day fin décembre,
avec en particulier le remake de la dernière finale entre Toulouse et La Rochelle...
Oui, on rentre tout ça dans la machine incroyable avec certaines priorités, car au bout du bout, c'est un logiciel pratiquement unique au monde. Le Boxing Day est devenu quelque chose d'important dans la scénarisation du Top 14. La Rochelle-Toulouse est l'affiche suprême de ces dernières années. Et rien que cette affiche rend une journée excitante. On rend mécaniquement le Boxing Day glamour. Il y a tout un tas de détails aussi et on fait évidemment très attention à la santé du joueur, mais aussi aux voeux de notre diffuseur (Canal +), qui logiquement est un acteur majeur. Le calendrier a rarement déclenché de grandes colères, ça n'a rien à voir avec les matches reportés durant le Covid. Durant la période des fêtes, on essaie de placer des derbys pour que les joueurs ne rentrent pas trop tard chez eux. Ce n'est jamais fait au doigt mouillé. »