Cest une nuit glaçante dété, un engrenage qui aurait pu être dramatique et qui nous a démontré que tout costauds quils sont, des rugbymen professionnels peuvent se retrouver dans la tourmente la plus imprévisible. Juillet 2014, le groupe de Clermont entraîné par Franck Azéma part en stage davant saison à Falgos (Pyrénées-Orientales) et fait escale à Millau (Aveyron). Une soirée libre est prévue, les joueurs la passent dans un bar, le Yoda Café, puis dans une boîte de nuit, "La Suite". On imagine très bien les images, et la progression dramatique, comme au cinéma : une première partie de soirée idyllique ambiance détendue et bon enfant, puis une montée de la tension à mesure que les joueurs arrivent dans la boîte de nuit. On a dépassé minuit, les esprits séchauffent et les comportements se laissent aller ; pas du côté des joueurs, ils se savent forcément épiés, mais dans un endroit public on ne choisit pas ses commensaux. Dans la chaleur et la promiscuité, les choses peuvent vite basculer, un frôlement, un malentendu Mais en lespèce latmosphère ne se raidira vraiment quà la fermeture de létablissement vers 4 heures du matin.
Au secours dune fille importunée
Les spécialistes et les professionnels du monde de la nuit le disent souvent, cest souvent sur les parvis et les parkings, au moment de la dispersion que les mèches sallument. On sent une petite agitation. Un petit groupe entoure une fille et limportune, scène quun homme courageux ne peut tolérer.
On a parlé dinsultes grossières, puis on évoquera plus tard après enquête, des gestes agressifs. Un homme enserre la gorge de la jeune fille, lautre lui agrippe le bras. Aurélien Rougerie sinterpose, et repousse lun des énergumènes, petits voyous locaux en fait. Geste ferme mais sans en rajouter dans lagressivité.
Ce fut sans lun des gestes les plus courageux du trois-quarts aux 76 sélections, formés à défier les rudes défenses adverses, il y a forcément appris le goût du défi physique, mais en cette nuit estivale, il ny a pas darbitre, ni de règlements, ni de carrière à assurer. Aurélien Rougerie se retrouve dans la peau de nimporte quel citoyen témoin dune agression, il nest pas sûr du tout dailleurs que les petites frappes millavoises laient reconnu. On imagine que la masse et les muscles du joueur ont pu faire son effet, au moins sur le moment.
Lintervention a le mérite de secourir la jeune fille, mais elle ne calme pas les esprits loin de là. Vexés de voir leur force contrée, les voyous se répandent en insultes et en menaces de toutes sortes jusquà la sentence classique : "Je vais revenir, je vais tattraper, je vais te crever" avant de décamper en scooter. Il est possible quà ce moment-là, les joueurs de Clermont aient pris cette prédiction pour des paroles en lair.
Horde sauvage en scooter
Lenquête démontrera que lagresseur vexé fila chez un copain en rameuta dautres pour se livrer à une expédition punitive. 30 minutes sécoulent et les joueurs ainsi que quelques supporteurs et clients lambda retournent à leur hôtel par petits groupes, alors quun orage vient déclater.
Sous la pluie, un petit groupe où figurent Aurélien Rougerie, Julien Pierre et Benjamin Kayser se voit soudain entouré par une dizaine dindividus à scooter, galvanisés par leffet de groupe. À leur tête le mauvais garçon offensé une demi-heure plus tôt. Ils forment une horde sauvage casquée, mais surtout armée : couteaux, machette, palettes et panneaux ramassés sur un chantier. Les jeunes en scooter mettent pied à terre et tentent de frapper tout de suite aussi bien les joueurs que des fêtards qui les entourent, dont lun enterre sa vie de garçon avec des amis. La violence est inouïe, malgré leur expérience de la lutte physique, les joueurs se retrouvent au rang de ces anonymes, victimes de lensauvagement de la société. "Ils frappent tout de suite sans chercher à discuter. Tout va très vite. Cétait très violent. Ils étaient prêts à tuer, à donner la mort", racontera une victime plus tard. Trois joueurs sont physiquement atteints, Aurélien Rougerie qui pare un coup de pelle, coude en avant, cest sa tête qui était visée. Le talonneur Benjamin Kayser a moins de chance, il est atteint au bras, au cou et à lépaule dans ce déchaînement de violence.
Mais le plus meurtri, cest le deuxième ligne Julien Pierre. Il ne peut échapper à un coup de machette qui lui entaille profondément une hanche et lui arrache un cri de douleur. "Il a tout simplement été ouvert comme un animal", dira son avocat Me Fribourg. Le joueur sera opéré pour ça, sans séquelles trop graves, mais il restera trois semaines sans pouvoir jouer. "Ici, on est en Aveyron pas à Paris", aurait dit un agresseur, dans une logique clanique. Lenquête démontrera que les impétrants nétaient pas non plus des Aveyronais pure souche, renforçant la débilité de leur démarche. La ville de Millau porta dailleurs plainte dans cette affaire vu le tort causé par ces tristes citoyens.
Robin Teillet, anonyme pris dans la tourmente
Quatre autres personnes furent blessées, dont un jeune Millavois qui accompagnait les joueurs est lui aussi sérieusement blessé à une main en luttant aux côtés de Benjamin Kayser. Il sappelle Robin Teillet. Il est le seul à avoir témoigné ouvertement de ces deux minutes denfer au micro de RMC. "Le guet-apens a eu lieu quand on ramenait les joueurs de lASM à leur hôtel, qui est à 550 m environ de la boîte de nuit. À environ 350 m de la boîte, jai vu deux scooters arriver devant nous, avec des lames. Il y avait des joueurs isolés, donc ils ont pris le premier groupe. Jai vu Benjamin Kayser, qui était devant moi, commencer à se faire agresser à larme blanche. Il était touché, donc jai essayé de minterposer pour calmer les choses et pour quil nait pas des blessures trop graves. Et là, jai pris un coup de lame dans la main gauche."
Le jeune Millavois poursuit. "Je pense que si je navais pas eu ma main, ça aurait été sûrement bien plus grave que ça car cest ma tête qui était visée. Ils ont certainement cru que jy allais pour les agresser à leur tour. Je sais quun autre joueur est arrivé en courant et ça les a fait fuir. Quand ils ont vu toutes les personnes de la rue courir après eux, ils sont partis. Le temps que les pompiers arrivent, les agresseurs nétaient déjà plus là. Ça a duré une minute et trente secondes maximum. Je ne sais plus si les agresseurs étaient à visage découvert ou pas. Après, cest très flou. Je ne me rappelle pas réellement de tout car cest allé très vite." Le courageux jeune homme devra prendre la direction du commissariat pour une déposition puis de lhôpital pour une opération express. "Jai été hospitalisé en même temps que Benjamin Kayser et Julien Pierre. À lhôpital, ils ont dabord fait passer les deux blessures les plus importantes, donc Pierre, qui avait peut-être un organe vital touché, puis Kayser, qui avait une grosse plaie à lavant-bras. Moi, ce nétait que la main. Cétait grave, mais sans plus. Cest le tendon du petit doigt qui a été touché et jen ai pour trois semaines dITT (Incapacité temporaire totale). Jai eu 15 points de suture et jai des lésions au tendon. Ça na pas lair très grave, jarrive quand même à bouger mon petit doigt. Morgan Parra est monté à lhôpital, il est passé me voir dans la chambre avant quon mopère. Ils mont opéré vers 5 h 30 et je suis reparti le dimanche vers 12 h 00. Jai revu Rougerie à lidentification, au commissariat, et on a échangé quelques mots dans le couloir. Jean-Marc Lhermet (directeur sportif de Clermont) ma aussi remercié davoir "participé"."
Contactés par nos soins, Aurélien Rougerie, Benjamin Kayser, et Julien Pierre nont pas voulu revenir sur cette nuit denfer. Traumatisés, ils avaient fait quelques déclarations sans entrer dans les détails, quelques jours après le guet-apens. Ils sétaient exprimés à leur arrivée à Falgos en restant volontairement dans un certain flou. "Mais il est des choses que lon ne peut pas dire à cause de lenquête à la demande des policiers", confessa en préambule Rougerie "Cétait inévitable, ils voulaient en découdre avec nous", enchaîna Kayser. "On est parti de la boîte dès les premières insultes, poursuit Rougerie. On a mis notre orgueil dans notre poche, mais ils nous attendaient devant la porte pour nous attaquer. On a pourtant tout fait pour léviter. [] Je crois que cet accident de la vie va resserrer la vie du groupe."
De son côté Robin Treillet préféra "positiver" en conservant le caractère épique de cet épisode : "Physiquement, ça va. Cest vrai que jai un peu de mal à dormir et je ne mange pas beaucoup non plus. Je ne sais pas si cest le contrecoup de lopération ou de lagression. Mais concrètement, cest lhistoire de ma vie. Jai passé quatre heures avec un joueur international et un autre qui joue dans un des plus grands clubs européens. Je préfère le prendre en rigolant plutôt que me dire quon a quasiment failli y passer. Je nai pas envie dimaginer que ça aurait pu être bien plus grave que ça. Au final, cest plus de peur que de mal. »
Des prévenus confus et contradictoires
Les agresseurs furent vite identifiés par la police locale, la plupart étaient déjà connus pour divers méfaits. Ils furent incarcérés pour quelques semaines avant de comparaître devant le Tribunal Correctionnel de Rodez en mars 2017. Ils étaient au nombre de six dans le box à répondre du chef daccusation de "violences volontaires avec armes", une qualification finalement bien légère. "Si les coups avaient été donnés sur des zones vitales, les conséquences auraient été dramatiques. Les suspects peuvent sestimer chanceux de ne pas comparaître devant une cour dassises", expliqua Maître Fribourg, le conseil de deux des trois joueurs de lASM. De ce procès on se souvient de lextrême médiocrité des accusés. Ils auraient pu après tout revendiquer leurs actes, ou les justicier ou alors sen excuser. À la place, on ne vit quune débauche de confusion, propos vagues, et minimalistes jusquà se rejeter entre eux la responsabilité des faits les plus graves. En bons professionnels dépourvus datouts majeurs, leurs avocats sen tinrent à une défense dune logique Désarmante. La violence était tellement manifeste quils navaient dautre choix que de sappuyer sur les fluctuations et les contradictions de leurs clients. On les entendit demander la relaxe au motif "Quon ne sait toujours pas qui a fait quoi" dans cette affaire. De la logique à la limite du sophisme. Y croyaient-ils en leur for intérieur ?
Mais de ce procès, on retient aussi la force des mots de laccusation et des parties civiles. Des phrases tranchantes. À la mi-journée, le procureur de la République avait dénoncé "une agression gratuite, préméditée et dune extrême violence" commise par "des voyous qui nont pas supporté que des armoires à glace viennent leur donner des leçons sur leur secteur". Dans la Dépêche du Midi, on put lire sous lexcellente plume de Marie-Christine Bessou : "Au-dessus de cette mêlée où les coups de poing pleuvent aussi, la fameuse machette, digne d'une scène comme au "Rwanda", semble sêtre baladée de main en main sans quaucun ne reconnaisse lavoir utilisée." On en saurait mieux résumer le discours filandreux des acteurs du drame. "Les joueurs victimes dans ce dossier sont taillés pour le défi physique sur le terrain, mais ne sont pas préparés à faire face à des attaques quasi tribales", poursuivit maître Sigaud, le conseil de Benjamin Kayser.
Le tribunal correctionnel de Rodez ne mit pas longtemps pour prononcer son verdict :tous coupables. Après 45 minutes de délibéré, il prononça des sanctions lourdes, un à quatre ans de prison avec mandats de dépôt à laudience. Deux dentre eux, les plus sévèrement punis, firent appel pour voir leur peine confirmée par la cour dappel de Montpellier neuf mois plus tard. Ainsi se termina cette terrible affaire où des joueurs confirmés, célébrés se retrouvèrent relégués au rang de simples mortels au cur dune nuit deffroi.