Le petit monde du rugby pro en a pris l'habitude ces dernières années. Le mois d'avril s'est installé comme celui où l'angoisse des joueurs sur leur avenir se fait plus forte, parce qu'on s'y retrouve parfois sans contrat pour l'exercice suivant, et qu'il va falloir se ronger les sangs quelques semaines, voire mois, dans l'attente d'un nouveau club. « Quand on arrive à cette période de la saison, il y a toujours plus d'inquiétude chez les joueurs. Mais pour moi, la différence avec les saisons passées est liée au fait qu'il y a beaucoup plus d'offres que de demandes, remarque Xavier Baptiste, agent sportif et co-gérant de la société Projexa. Il y a énormément de joueurs sur le marché, plus que les saisons précédentes. La période est compliquée. »
Et se traduit dans les chiffres que collecte Provale. Le syndicat des joueurs craint ouvertement une situation pire que les saisons précédentes. On y constate que les clubs vont diminuer le nombre de contrats, de trois à quatre par clubs, en raison du salary-cap (limitation de la masse salariale), qui reste plafonné à 10,7 millions d'euros. Leur politique a évolué ces dernières années, avec une tendance à miser davantage de sous sur un joueur confirmé, pour ensuite piocher dans la jeunesse de leur centre de formation. C'est ce que va provoquer l'arrivée d'Owen Farrell au Racing 92 par exemple, couplée à la volonté de Stuart Lancaster de faire évoluer les espoirs franciliens, qui ont un autre avantage : leurs contrats coûtent moins cher.
2020-2021
114 joueurs sans club : 90 % (103) ont trouvé un club. 11 joueurs, non.
2021-2022
172 joueurs sans club : 90 % (156) ont retrouvé un club. 16 joueurs, non.
2022-2023
181 joueurs sans club : 71 % (129) ont retrouvé un club. 52 joueurs, non.
C'est aussi le chemin emprunté par La Rochelle depuis plusieurs saisons maintenant. « Tu peux avoir cinq joueurs à un poste dans ton effectif, et tu ne seras jamais embêté avec le nombre. Mais alors, tu n'as pas de très, très bons joueurs, justifiait, à l'automne dernier, Robert Mohr, directeur sportif du Stade Rochelais. Aujourd'hui, on a 30 contrats pros mais un grand squad développement, des jeunes qui s'entraînent avec les pros. Ils sont 16 et nous, on utilise 38 joueurs à l'entraînement. Pour moi, c'est le nombre optimal. »
C'est pour cela qu'à Provale, le syndicat des joueurs, on plaide pour une hausse du plafond salarial. « On milite pour une hausse contrôlée, confirme Mathieu Giudicelli, et tous les joueurs sont favorables à cette augmentation. »
Le DG du syndicat identifie plusieurs causes à la hausse du nombre de joueurs en recherche d'un club. « Il y a une sorte de pression sportive, suite à la Coupe du monde, qui fait qu'on est dans une saison particulière, poursuit-il. Les budgets sont contractés, les clubs ont nivelé leurs effectifs par le haut. Il y a aussi un phénomène conjoncturel, dû au post-Covid et au remboursement des prêts garantis par l'État. »
« Le vrai phénomène est le débarquement des joueurs britanniques, qui change la donne »
Miguel Fernandez, vice-président exécutif de l'agence Wasserman
Provale continue donc, chaque lundi, d'envoyer aux clubs une liste confidentielle de joueurs disponibles, s'enquiert de leur santé mentale voire financière, à travers une cellule psychologique. Et n'est pas mécontent que la Ligue nationale de rugby ait instauré récemment une période de mutation complémentaire pour laisser plus de temps aux laissés-pour-compte de trouver un point de chute. La LNR met peu à peu en place des systèmes pour venir en aide aux joueurs, comme la création d'un pécule à la reconversion : une cotisation financée par le club comme par le joueur qui sera disponible à sa fin de carrière.
Ce sont des progrès, qui ne freinent toutefois pas la tendance à l'augmentation du nombre de précaires ces dernières saisons. Qui s'accélère donc. « Le vrai phénomène est le débarquement de joueurs britanniques, qui change la donne », estime Miguel Fernandez, vice-président exécutif de l'agence Wasserman. C'est la mode du moment, c'est vrai, en Top 14 comme en Pro D2, où on pioche dans les grands noms anglais, de Farrell à Courtney Lawes. « On sent une vraie angoisse chez certains joueurs professionnels, malgré l'émergence du marché de la Nationale, continue Fernandez. Avant, il y avait trente clubs, maintenant c'est plus 35 ou 36. »
« Il faut de la maturité pour s'en sortir. Mais on sent que les places sont de plus en plus chères »
Antoine Renaud, ouvreur de Bourgoin
La Nationale, troisième échelon pro lancé en 2020, a justement connu ses premières turbulences début 2024. L'un de ses pensionnaires, Blagnac, a dû mettre la clé sous la porte. Laissant un bon nombre de joueurs sur le carreau. Provale a accompagné l'effectif avec son service juridique, notamment les pros, qui se sont retrouvés subitement sans aucun revenu, puisque, délai de carence oblige, ils n'avaient pas encore droit à France Travail. Le fonds de solidarité a joué, et permis des aides financières.
Antoine Renaud en a bénéficié, pour combler un trimestre sans salaire. Le demi d'ouverture, 33 ans, raconte ces journées à continuer à s'entraîner « sans but », le temps passé dans l'aspect administratif de la fin de cette aventure, et surtout celui nécessaire à « avaler tout ça. » Il fait partie du tiers chanceux de l'effectif à avoir trouvé un nouveau club, puisque Bourgoin lui a ouvert ses portes. « Pour certains anciens coéquipiers, c'est compliqué, décrit-il. Retrouver un club,mais à quel prix, à quel niveau ? Pour les plus jeunes, qui faisaient leurs premiers pas, c'est délicat. On est tous tombés de haut au club, même si on savait qu'on ne roulait pas sur l'or. Pour les plus anciens comme moi, on était conscients aussi qu'avec la conjoncture actuelle de la société, tout est à flux tendus. Ça a été difficile pour tout le monde. »
Au CSBJ, Renaud retrouve donc le plaisir de jouer. Mais mardi matin encore, un Espoir lui a fait part de ses propres difficultés à trouver un club. « J'ai presque 15 ans de carrière derrière moi, et je sais que dès la jeunesse, il faut prendre en compte qu'on est dans une forme d'auto-entreprenariat, avec des CDD parfois courts. Il faut de la maturité pour s'en sortir. Mais on sent que les places sont de plus en plus chères. » De la Nationale, souvent confidentielle et encore balbutiante, jusqu'au Championnat qui se prétend souvent le meilleur du monde, le Top 14.