La joie a semblé mesurée, tant l'émotion a pris le dessus. Mains sur la tête, se détournant de la balle de son adversaire, Hugo Calderano, plantée dans le filet, Félix Lebrun s'est jeté dans les bras de son entraîneur, Nathanaël Molin. Ce dernier écrasait déjà sa larme après la victoire 4 sets à 0 de son protégé (11-6, 12-10, 11-7, 11-6), alors que résonnait la voix de Johnny Hallyday clamant « Que je t'aime ». Ils garderont pour eux les quelques mots échangés, mais le nouveau médaillé de bronze olympique sortait de l'étreinte les yeux rougis. « C'est la première fois de ma vie que je pleure de joie, a-t-il admis. Normalement, je ne suis pas quelqu'un d'hyper émotif. Mais c'est un rêve depuis que je suis tout petit. »
Depuis au moins douze ans, et ce dessin que le blondinet avait réalisé se représentant sur un podium olympique une médaille autour du cou. « Ça fait 17 ans que tu es prêt à le jouer, ce match ! avait lancé Molin, samedi, à son champion grignoté par la peur. On va t'expliquer comment faire. » Félix « Féfé » Lebrun, rebaptisé « Féfénoménal », a visiblement bien compris et appliqué à la lettre la tactique mise en place par son staff, des analystes vidéo mués en oiseaux de nuit aux techniciens du banc et de l'ombre.
D'où une rencontre sans doute moins spectaculaire qu'espéré, mais diablement efficace. Le bras puissant du Brésilien de 28 ans, vainqueur de leurs deux derniers duels, s'est trouvé paralysé par l'agressivité, les remises tendues, courtes ou mi-longues, sortant juste ce qu'il faut, et les démarrages liftés du Français, de dix ans son cadet (Lebrun aura 18 ans le 12 septembre). Un premier set maîtrisé, un deuxième qui fut sans doute le tournant du match, emporté 12-10 par Lebrun, alors que Calderano avait remonté un déficit de cinq points (3-8, 6-9), avant l'estocade au quatrième, pour une victoire expéditive.
Et un ascendant psychologique indéniable du jeune premier face à un joueur qui court après une médaille depuis trois olympiades. « J'avais sans doute un peu moins de pression que lui, parce qu'il a laissé passer sa chance (contre le Suédois Truls Moregard en demi-finale), et parce que, à mon âge, j'espère que j'en aurai d'autres à jouer. »
On ne doute pas que Félix Lebrun fera encore parler de lui, et trembler le gratin du ping mondial. Il savait déjà, vêtu de la tenue blanche de l'équipe de France olympique, comment grimper sur un podium. Mais c'est la première fois qu'il y accédait seul, sans son grand frère Alexis, présent à ses côtés aux Championnats d'Europe, en août 2022, pour la médaille de bronze du double, ou sur la deuxième marche aux Jeux Européens, lorsque Félix avait remporté son premier titre, en juin 2023 à Cracovie (Pologne). Ou encore en février dernier, quand l'équipe de France, avec Simon Gauzy, Jules Rolland et Lilian Bardet, avait décroché à Busan (Corée du Sud) une médaille d'argent mondiale attendue depuis vingt-sept ans.
En à peine deux années, Félix Lebrun, seul ou en groupe, a dépoussiéré une partie de l'histoire du tennis de table français. À la manoeuvre pour donner les trois coups du début de programme, avant de lancer une ola devant les tribunes, et commenter la rencontre de son héritier à la télé, Jean-Philippe Gatien, argenté en simple à Barcelone en 1992, comme Patrick Chila, bronzé en double avec Gatien à Sydney en 2000, ont enfin un successeur. « On en rigolait avec Patrick, parce que je l'efface un peu des tablettes », souriait l'ado à lunettes. S'il poursuit sur sa lancée, il devrait surtout y prendre beaucoup de place.
Avant de penser à la suite, Félix Lebrun et son entourage, sportif et familial, se sont promis de s'accorder l'après-midi pour profiter de leurs émotions. « On a réussi à créer quelque chose tous ensemble, je pense qu'il y a un lien, beaucoup d'amour et de fraternité », glissait Dominique Lebrun, la maman. Chacun reprendra son rôle dès lundi, pour l'épreuve par équipes qui débute. « Le matin on s'envoie des coeurs, on se dit je t'aime, comme des parents avec des enfants, poursuit-elle. Ensuite on laisse le staff travailler. » Félix Lebrun vient peut-être d'une autre planète, mais il a sacrément l'air d'un humain.
