A Clermont-Ferrand, derrière une série de narchomicides, les mutations du trafic de drogue
Dans une ville jusque-là plutôt épargnée par les violences liées au « deal », des meurtres aux méthodes barbares ont secoué autorités et population. Sur place, entre misère et désœuvrement, des « chouffeurs » subissent, autant qu’ils en profitent, les changements en cours.
Par Arthur Carpentier (Clermont-Ferrand – (Envoyé spécial))
Publié aujourd’hui à 05h45, modifié à 10h16
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Dans le quartier de la Gauthière, à Clermont-Ferrand, le 29 août 2025. MATHIEU FARCY/SIGNATURES POUR « LE MONDE »
« Mais c’est pas la même chose le shit et la beuh ? » Jalil (les prénoms ont été changés) a 13 ans, et ne semble pas faire la différence entre les deux principaux produits qu’écoule le point de « deal » pour lequel il fait actuellement le chouf (guetteur), en cette dernière semaine du mois d’août. Ayoub, lui, préférerait être ailleurs qu’ici, au « four », encore marqué par sa rencontre avec une machette. Un coup sur le crâne, un sur le bras. Une balafre d’une dizaine de centimètres, en forme de virgule autour de son coude, raconte la violence de cette descente « pour effrayer », menée par des concurrents. Pas vraiment ce qu’il espérait en traversant la Méditerranée à 16 ans. Inès, tout juste majeur, reste, lui, fidèle au poste, et ne craint pas d’y mourir, ni d’une volée de balles ni d’épuisement. Il vient d’enchaîner trois « shifts », soit trente-six heures à servir les clients et à esquiver la police, avec l’espoir de s’offrir la belle vie et « plein de chattes ». Yeux lourds, cheveux gras, vêtements fatigués, il ne voit pas quelle autre option s’offre à lui – sans papiers, visé par une obligation de quitter le territoire français, il ne peut travailler légalement.
Le trafic de drogue se métamorphose, dans plusieurs quartiers de Clermont-Ferrand. A l’abri des puys qui l’entourent, la capitale auvergnate se croyait épargnée par les violences du narcotrafic. L’illusion a été dissipée au cours de l’année écoulée. Entre novembre 2024 et août de cette année, la police a été confrontée à quatre morts liés au trafic de drogue.
Le dernier narchomicide, dont on se souvenait ici, remontait à 2019. « Les violences sur fond de trafic ne sont pas nouvelles à Clermont, souligne cependant Eric Serfass, tout juste nommé procureur de la République. Les conséquences ont été différentes cette année, mais, les précédentes, on avait déjà des échanges de coups de feu, notamment en 2023, où ça avait beaucoup tiré sans faire de morts. » Le narcotrafic, comme ailleurs, s’intensifie et évolue.
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Mais la récente série de meurtres a surtout choqué par les méthodes employées. En mai, le corps d’un adolescent de 16 ans, venu de la région parisienne, était retrouvé partiellement carbonisé, une lame dans la tempe. Cinq cents mètres plus loin et trois mois plus tard, c’est dans une voiture calcinée que la police a découvert le corps d’un homme de 28 ans, connu à Avignon pour son implication dans le trafic local. Les enquêteurs devront éclaircir les raisons derrière leur venue en Auvergne : recherche de travail, partenariat, livraison… Les possibilités sont multiples, et représentatives du nouveau visage du narcotrafic, dont le marché du travail s’est nationalisé.
Dans le quartier de la Gauthière, à Clermont-Ferrand, le 29 août 2025. A quelques dizaines de mètres de l’aire de jeux squattée par les dealers, certains ont décidé d’acheter des cages de foot pour que les enfants puissent jouer. MATHIEU FARCY/SIGNATURES POUR « LE MONDE »
Dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand, le business de la drogue est ancré autour de deux principaux points de « deal », situés dans les quartiers de la Gauthière – « la ZUP 63 » – et de Croix-de-Neyrat – « C2N ». A la « ZUP » (zone à urbaniser en priorité), le « four » se trouve au pied de deux immeubles agencés en L. Ils formaient un U avant qu’un troisième bâtiment soit détruit, pour « dédensifier » le quartier. Un groupe d’une douzaine de jeunes adultes, habitants et originaires du quartier, est installé sur une aire de jeux pour enfants. Certains « charbonnent », d’autres non, mais tout le monde se comprend. L’un d’eux fait sursauter le groupe en essayant un pistolet à plomb. Des rats pullulent parmi les détritus qui s’accumulent au pied du groupe – « la voirie n’est pas passée dernièrement, donc ça les attire ». Il tente de tuer les rongeurs, et un peu le temps.
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Devant la placette, des places de parking font office de « drive ». Des clients passent en voiture, sont servis par la fenêtre. De l’autre côté de la route s’étend une plaine herbeuse. Au bout émerge une petite bâtisse, un four à pain associatif, planté en 2024 par la maison de quartier Nelson-Mandela, comme un avant-poste sur le territoire des « charbonneurs ». Le centre social mène un discret combat pour préserver les habitants du quartier de la misère comme du trafic, voire en extraire certains jeunes.
« Beb beb beb »
« On ne sort pas du trafic grâce à la police ou à la prison, estime Diabaty, 22 ans, connu dans le quartier et au-delà sous son nom d’influenceur, Tchiki-Tchiki. On finit par en sortir parce qu’on mûrit, parce que quelqu’un vient nous parler, nous montrer que d’autres voies existent, et qu’on a le droit et les moyens de les emprunter. Ou parce qu’on a peur. » Un sentiment qui revient plus souvent dernièrement. Dans la soirée de samedi, deux personnes ont été blessées par balles dans le quartier.
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De l’autre côté de la ville, ces dernières années, le quartier Saint-Jacques a changé. Le trafic de drogue aussi. L’année 2023 avait vu la fin d’un des symboles clermontois, la « muraille de Chine », un immeuble d’habitation vétuste de 320 mètres de longueur. Sa destruction a jeté dans l’espace public le trafic, qui se faisait jusque-là discrètement, à l’ombre de la barre. Les choufs se postent désormais au carrefour qui marque la séparation d’avec le coin pavillonnaire du quartier.
C’est là que Michel, 19 ans, assis sur un muret avec une poignée de collègues, surveille les passages de la police. En face de lui, sur une vitre du bureau de poste, du contreplaqué dissimule un impact de balle, résultat de coups de feu échangés en pleine rue.
Un « chouf », adolescent, guette l’arrivée éventuelle de la police afin de prévenir les autres personnes présentes sur le point de « deal », à Clermont-Ferrand, le 29 août 2025. MATHIEU FARCY/SIGNATURES POUR « LE MONDE »
Une équipe de policiers intervient sur un point de « deal » du centre de Clermont-Ferrand, à la recherche de drogue ou d’argent, le 29 août 2025. MATHIEU FARCY/SIGNATURES POUR « LE MONDE »
« Le sang et les armes, c’est de la merde, ça fait du mal à tout le monde, y compris au business », grommelle le jeune homme. Il roule un joint, les yeux rivés sur la rue. « Avant, les policiers passaient dans la rue en face, mais ne s’arrêtaient même pas ; mais depuis qu’ils ont pété la barre et qu’ils font leurs opérations “place nette”, ça se barre en pistache cacahuètes, ça déstabilise tout et ça dégénère », estime-t-il. Un véhicule sérigraphié passe, les « choufs » alertent leurs collègues situés en retrait – ici, on ne crie pas « Arah » comme ailleurs, mais « Beb beb beb », un particularisme local revendiqué.
« Maintenant, c’est devenu beaucoup plus facile de “charbonner”, des gens se mettent à venir d’ailleurs, constate-t-il. On voit des jeunes qui profitent des vacances pour venir quelques jours, quelques semaines. » La voiture de police repasse. Cette fois, elle s’arrête. Michel a tout juste le temps de jeter son joint. L’équipage relève les identités, fouille les buissons. En vain. Pour la forme, une brigadière-cheffe les interroge sur leur activité, sans y croire elle-même : difficile d’embarquer les choufs, qui n’ont normalement rien d’illégal sur eux. Ils repartent, avec la maigre consolation d’avoir perturbé le trafic une dizaine de minutes. Michel récupère son joint.
« Les jeunes voient qu’on coffre 100, 150 balles pour douze heures de travail, et ils pensent qu’on kiffe ou que c’est un objectif de vie, mais ils se plantent, raconte le chouf. Déjà, les sous, faut que les gérants soient réglo, et puis rester douze heures, planté à scruter la rue, être superconcentré, c’est dur, c’est douze heures de vie perdues. » Michel vient ici depuis plusieurs années, mais ponctuellement seulement, quand « il n’a rien de plus productif à faire ». Il a d’autres objectifs.
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Il cache soudainement son joint dans son dos, sans crier « Beb » pour autant. De l’autre côté de la rue, une voiture tourne : au volant, son père lui lance un regard mauvais. « A la rentrée, je continue mes études, je suis en bac + 2, je dois trouver un stage pour valider mon année, explique-t-il, en nous demandant notre mail – fan de Tintin dans sa jeunesse, il rêvait d’être journaliste. A l’école, j’ai galéré, mais c’est trop important de s’accrocher, des gamins ne comprennent pas ça. » Certains finissent à la Visitation, le nouveau point de « deal », en plein centre-ville.
Un marché de l’emploi national
La « Vizy » illustre une mutation du narcotrafic, qui, s’il s’avère redoutablement organisé par endroits, devient aussi plus accessible, et donc parfois moins professionnel, plus sauvage. A quelques rues de la gare, la résidence fermée – elle accueille une crèche et un terrain de jeux pour enfants – constitue un paradis pour les trafiquants, un enfer pour les autorités. Avec trois accès, débouchant sur trois rues différentes, elle offre aux « charbonneurs » la possibilité de fuir et de travailler à l’abri des regards.
Mais Jalil, 13 ans, Aylan, 17 ans, et Inès ne cherchent pas à se cacher, bien au contraire. Assis sur une poubelle qui barre l’accès aux voitures, ils aboient des ordres aux clients. « Cela fait très longtemps qu’il y a du trafic dans la résidence, mais avant ils étaient très discrets, se remémore une habitante, arrivée vingt ans plus tôt. Depuis un an et demi, ça n’a plus rien à voir, c’est beaucoup moins carré, il y a beaucoup plus de jeunes, voire des très jeunes. »
La Croix-de-Neyrat, au nord de Clermont-Ferrand, où un corps sans vie et une voiture calcinée ont été retrouvés. MATHIEU FARCY/SIGNATURES POUR « LE MONDE »
Ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le « four » tourne essentiellement grâce à des mineurs. Certains affirment être là par nécessité. D’autres seraient « “matrixés” par les rappeurs, les séries, les réseaux sociaux », ou juste là « pour se donner un genre », selon les plus âgés de la ZUP ou de Saint-Jacques, qui n’apprécient pas ces gamins « qui parlent beaucoup trop ».
Tous les jours, Jalil et Aylan regardent leur brève apparition dans un reportage de CNews, et en imposent le visionnage à qui ne l’a pas encore vu. La chaîne n’a filmé que leurs pieds, alors ils pointent fièrement leurs paires de Nike « TN » respectives. Ils jubilent, provocateurs, d’apprendre que le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, prévoit de venir le 5 septembre à Clermont-Ferrand.
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Eux assurent n’être là que pour une chose, l’argent. Jalil veut s’acheter de nouvelles TN. Aylan a commencé à « dealer » cet été pour se payer des vacances. La rentrée arrive, il sera en terminale. « Après la reprise des cours, je ne reviendrai pas ici, ou peut-être juste pour voir des potes, commence-t-il par assurer, avant de nuancer, en se grattant un bouton d’acné. Ou peut-être que je viendrai bosser un samedi, ou une semaine sur deux, juste histoire de “coffrer” quelques billets. » Le soir même, il est arrêté au cours d’une descente de police et embarqué au poste.
En cette fin de mois d’août, à l’approche de la rentrée, la pression policière s’est accentuée sur la Visitation. Des effectifs de CRS sont venus se positionner aux différents accès de la résidence. Un moyen temporaire mais efficace pour perturber le trafic, et donc générateur de tensions. En juillet, face à une stratégie similaire, les « charbonneurs » ont fini par tirer des mortiers d’artifice sur les policiers.
Inès rumine. Le trafic s’est réorganisé provisoirement dans des rues parallèles. Depuis deux semaines, le point tourne mal. La journée du vendredi n’a même pas généré 2 000 euros, dont une partie a été perdue au cours d’un contrôle. Les choufs n’ont été payés que 30 euros pour leurs douze heures de travail. « C’est la fin de la Vizy pour le moment, il va falloir bouger, prophétise-t-il, mais je ne sais pas si on sera les bienvenus à la ZUP… »