Un beau portrait d'un ex-jeunard dans un journal "sérieux" !! ça n'arrive pas souvent
Journal Le Monde 25 février 2017
Les partitions de Gourdon
Le troisième-ligne dispute seulement son huitième match avec les Bleus, le 25 février, en Irlande. Capable de jouer à tous les postes, il est déjà annoncé comme l'un des futurs patrons du XV de France
Si le talent n'attend pas le nombre des années, sa révélation peut demander une certaine persévérance. Kevin Gourdon en sait quelque chose. A 27 ans, le troisième-ligne ne compte que sept sélections. Mais, au sein d'un XV de France qui -manque cruellement de patrons, le voilà propulsé parmi les -têtes d'affiche des Bleus avant d'aller -défier l'Irlande, samedi 25 février à -Dublin, lors de la troisième journée du Tournoi des six nations, après une -défaite en -Angleterre (16-19) et une victoire contre l'Ecosse (22-16).
De Gourdon, c'est toute l'Ovalie tri-colore qui s'est entichée, façon coup de foudre. Olivier Magne, chef de file des glorieux anciens de la cavalerie de troisième ligne, s'en était même ému sur Twitter. " Enfin un troisième-ligne ! Enorme perf de Kevin Gourdon sur ces quarante minutes ", s'enthousiasmait l'ancien international (43 ans, 90 sélections), à la mi-temps du match France - Nouvelle-Zélande, perdu 19-24, le 26 novembre 2016, au Stade de France.
Depuis six mois, le flanker rochelaispointe parmi les meilleurs mondiaux au bilan statistique des ballons portés, des franchissements, des passes après contact ou des plaquages. C'est moins le nouveau statut international de -Kevin Gourdon qui semble incongru que son parcours de rugbyman. L'Ardéchois a grandi à La Voulte-sur-Rhône, une terre de rugby de clocher, biberonnée aux -exploits des frères Guy et Lilian Cam-berabero ou de Jacques Fouroux, un -village encore ému par le souvenir de l'improbable Bouclier de Brennus remporté en 1970, au terme d'une finale -gagnée 3-0 contre l'AS Montferrand. Né vingt ans plus tard, le jeune Gourdon s'en moque un peu, il rêve plutôt de -tenir un autre ballon en main, s'ima-ginant gardien de but de football. " Je n'ai pas grandi dans un cocon rugbystique, avouait-il lors d'une interview au quo-tidien Sud-Ouest en début d'année. Mes parents n'étaient pas très rugby. Même plus tard, je n'étais pas vraiment rugby-rugby. "
Il se prendsuffisamment au jeu pour continuer l'aventure au RC Toulon chez les juniors, avant de finir sa formation à Clermont-Ferrand. Une sorte de voie royale, qui devient de garage. Malgré deux titres remportés chez les Espoirs, Gourdon ne perce pas, une fois n'étant plus coutume. Souvent blessé, il n'était, selon ses propres dires, " pas au niveau ". Le troisième-ligne troque les volcans d'Auvergne pour les embruns roche-lais en 2012, découvrant le rugby pro-fessionnel à 22 ans, dans une équipe qui évolue alors en Pro D2, déjà sous les -ordres de Patrice Collazo.
Le manageur du Stade rochelais, leader du Top 14 ex aequo avec Clermont, se souvient d'un joueur doté d'un potentiel certain mais qui ne savait pas for-cément le faire fructifier. " Les débuts ont été compliqués. Lors des six premiers mois, je l'ai souvent remis en question, il a très peu joué ", explique l'ancien pilier international (1 sélection). Elève Gourdon : doué mais peut mieux faire ? " Il a fallu lui faire prendre conscience que le talent, c'est bien, mais que ça ne suffit pas. Je ne dis pas qu'il n'aime pas s'entraîner – ce n'est pas quelqu'un de feignant, il suffit de voir son activité sur le terrain –, mais il avait du mal à mettre la bonne -intensité à l'entraînement. Kevin est -extrêmement motivé par la compétition. Il avait besoin de comprendre qu'il y a des étapes et que l'entraînement fait partie de cette compétition ", détaille Collazo. " Quand il passe au travers, il faut le -piquer, il est comme tout le monde. L'avantage, c'est qu'il comprend de suite ", précise encore l'entraîneur des Maritimes, qui n'a pas hésité, en décembre 2016, à mettre son joueur à disposition de l'équipe Espoirs pour lui permettre de " reprendre certains repères " après la tournée automnale des Bleus.
Aguerri aux joutes de la Pro D2, Gourdon passe le test du Top 14 avec succès, balayant les doutes sur sa capacité à -supporter le défi physique. Si le troisième-ligne est souvent décrit comme un joueur atypique, c'est autant pour sa -carrure, presque passe-partout en civil (1,90 m, 103 kg), loin des armoires à glace qu'il croise sur les terrains, que pour le recul que l'homme gardevis-à-vis du monde qui l'entoure. " Si on lui demandait d'arriver une heure avant le coup d'envoi du match pour préparer un match, ça lui irait ", rigole Patrice Collazo, qui évoque un homme " très calme, posé, souvent dans sa bulle ". Un peu ailleurs, pas forcément obnubilé par le ballon, mais toujours au -service de l'équipe. " Kevin a un profil atypique parce qu'il est très individualiste et très collectif à la fois. Il est dans sa partition, comme un soliste, mais qui se fond dans le collectif. " Tout dépend alors du système de jeu dans lequel il doit évoluer. Pour son manageur -rochelais, " il a -besoin de sa liberté. Avant un match, je lui donne très peu de consignes parce qu'on a une organisation qui lui permet de s'épanouir. Comme en équipe de France ".
Après seulement deux saisons de Top 14, il découvre le groupe tricolore lors du Tournoi 2016, pour ce qui sera un stage d'observation, en sparring-partner, sans jamais jouer. C'est aux anti-podes, loin des yeux, que Gourdon s'affirme. Depuis sa première sélection lors de la tournée en Argentine, le 19 juin 2016, et malgré une défaite 19-30 contre les Pumas, le numéro 7 ne sortira plus du XV d'un Guy Novès séduit par un joueur dont les qualités répondent parfaitement à ses envies d'envolées. Le -public français le découvre tout aussi -virevoltant lors des tests d'automne, -notamment contre les All Blacks. " Kevin est un maillon essentiel dans la con-tinuité de notre jeu.Il ne pèse pas 120 kg, ça l'oblige à se poser des questions. Il est bon sur ses qualités. Il a du timing ", relevait notamment l'entraîneur des avants des Bleus, Yannick Bru, après la victoire -contre les Samoa (52-8, le 12 novembre). " C'est un vrai joueur de rugby. Ce n'est pas une question de taille ou de poids. Il sent le rugby, le connaît, il voit les choses avant les autres et prend des décisions très vite ", insiste Collazo, qui ne tarit pas d'éloges au sujet de son " couteau suisse ", capable de jouer à tous les postes, de celui de troisième-ligne à celui d'arrière. " Je suis convaincu que ce serait un demi de mêlée exceptionnel. D'ailleurs, il rêve de jouer 9 ", raconte le manageur, qui n'a pas -hésité à le lancer au centre lors d'un match de Top 14 contre Toulon. " A la -limite, c'est un joueur qui n'a pas de -numéro dans le dos. "
Pour son premier Tournoi, le Rochelais a confirmé qu'il était devenu un élément essentiel du XV tricolore, sans -perdre son insouciance. " Que je joue les All Blacks ou Saint-Jean-d'Angély en Fédérale, je me prépare de la même -manière ", avait-il expliqué en janvier pendant le stage de préparation. Lors de la défaite inaugurale à Twickenham, le 4 février, il termine meilleur plaqueur français (12 pla-quages), et se déploie en attaque, avec notamment une passe après contact décisive sur l'essai de -Rabah Slimani. Il n'y avait guère que la presse anglaise pour garder son flegme, à l'image du Sunday Times, qui estimait, au len-demain du crunch, que le garçon avait encore " du chemin à faire ", -notamment pour " améliorer sa vitesse de réflexion et d'action ".
La difficile victoire contre l'Ecosse, le 12 février au Stade de France, confirme d'ailleurs que Kevin Gourdon perd un peu ses ailes lorsque le jeu devient plus austère. Si sa polyvalence enchante, l'électron libre dépend aussi des autres. " Il a deux bras, deux jambes, comme tout le monde. Ça lui arrivera de passer au travers, de faire des non-matchs. Il a cette -capacité de débloquer des situations mais il a besoin, à la fin, de donner le ballon à un mec qui finit les actions ", recadre Patrice Collazo, qui s'inquiète des attentes soudainement suscitées par son poulain.
Car les observateurs sont nombreux à imaginer le soliste rochelais en chef d'orchestre d'un XV tricolore qui joue encore trop souvent faux. " Avec le temps, je crois que Kevin Gourdon peut devenir un des leaders naturels de cette équipe. Quand je le vois jouer aujour-d'hui, j'ai l'impression que ça fait dix ans qu'il est en équipe de France ", expliquait notamment Christian Labit (46 ans, 17 sélections), le 14 février dans L'Equipe, quand Pierre Berbizier le voit comme un " leader de jeu " dont toutes les interventions " sont intelligentes et pertinentes pour le collectif ".
" Il ne faut pas lui donner les clés du -camion, tempère Patrice Collazo. C'est trop tôt, il n'est pas mûr pour ça. Il le sera peut-être, mais je pense qu'en faire un -leader de jeu, ce serait le brider. " Sous les feux de la rampe, Kevin Gourdon reste pourtant le même " parce qu'il est déconnecté, naturellement ". " Il a une personnalité différente, il vit le rugby à sa manière, mais il ne faut pas qu'il soit en marge du système. A force de lui dire qu'il est atypique, il risque de s'enfermer dans un personnage, alors qu'il n'est pas du tout comme ça ", prévient encore le manageur. Ce que confirme bien volontiers l'intéressé : " Je suis bien comme je suis. Ce n'est pas grave si je n'ai pas -vraiment une étiquette collée sur moi. " Déjà qu'il accepte de porter un numéro dans le dos…
Erwan Le Duc