Rugby : les bons contrats de l’équipe de Bernard Laporte
« Le Monde » révèle notamment que certains proches du président de la Fédération française de rugby ont bénéficié d’importantes augmentations de salaire.
LE MONDE | 02.02.2018 à 06h30 • Mis à jour le 02.02.2018 à 10h50 | Par Adrien Pécout
Vu comme ça, la petite commune de Marcoussis, dans l’Essonne, ressemble fort peu à Pyongyang. Des pavillons, un étang, une église… Et puis aussi le siège de la Fédération française de rugby (FFR), l’une des plus puissantes organisations sportives du pays.
Il y a encore un an et deux mois, Bernard Laporte disait pourtant sa peur que la « fédé » devienne « la Corée du Nord du sport français », une institution figée dans le temps, coupée des réalités extérieures.Le candidat à la présidence de la FFR menait alors campagne avec une promesse aux clubs amateurs : « faire réellement vivre la démocratie et la concertation au sein de la fédération ».
Jolie promesse et belle hypocrisie, selon ses détracteurs. De fait, depuis son élection, le 3 décembre 2016, rien n’est vraiment paisible à Marcoussis. Ce domaine de 42 hectares, qui possède plusieurs terrains de rugby – dont un couvert – et des bâtiments administratifs, est l’épicentre de secousses qui agitent bien au-delà de l’Ovalie.
Le président de la FFR joue collectif
Les opposants à Bernard Laporte ne lui reprochent pas seulementde potentiels conflits d’intérêts et la récente perquisition dans les bureaux de la FFR ainsi qu’à son domicile. Ils dénoncent aussi la mise en place, à marche forcée et à bourse déliée, de son propre système, et l’intronisation de ses fidèles. Le Monde a eu connaissance des contrats de certains d’entre eux. A l’évidence, ils peuvent s’estimer heureux : désormais installés aux postes stratégiques, les voici récompensés de tous ces mois passés à militer pour M. Laporte, au gré de 120 déplacements à travers le pays.
A 53 ans, le président de la FFR, ancien demi de mêlée, continue de jouer collectif envers ses ex-coéquipiers du club de Bègles-Bordeaux, champion de France en 1991. Au poste de directeur général, il a placé Sébastien Conchy. Celui-ci perçoit un salaire mensuel de 7 700 euros brut. Une somme modeste pour un tel poste dans une telle entreprise (la FFR compte un peu plus de 270 000 licenciés et 120 salariés), mais assortie de divers avantages : la prise en charge d’un vol aller-retour hebdomadaire Bordeaux-Orly ; une chambre au Centre national de rugby à Marcoussis ; une prime de fin de saison pouvant aller jusqu’à 20 % de la rémunération annuelle. Des conditions d’autant plus appréciables que M. Conchy travaillait auparavant pour une entreprise familiale placée en redressement judiciaire, Exosun, dans le domaine de l’énergie solaire.
A Marcoussis, une ambiance pesante
Deux autres anciens de Bègles-Bordeaux ont intégré l’effectif. D’abord, l’omniprésent Serge Simon, vice-président aux attributions à rallonge : équipes de France, haut niveau, marketing-communication…. Sa rémunération, déjà ébruitée dans la presse, dépasse les 9 000 euros par mois.
D’après nos informations, celle de Christophe Reigt, manager des équipes nationales de rugby à 7, s’élèverait à 7 700 euros, soit plus de trois fois le salaire de son prédécesseur, Jean-Claude Skrela. Un bon job pour le néoentraîneur, dont l’expérience principale, en tant que directeur technique, se résumait pourtant à un passage auprès de la sélection roumaine de rugby à 7 (2011-2012).
Autre cas d’espèce, celui de Philippe Rougé-Thomas. Cet ancien responsable du secteur formation du Stade toulousain devait en principe siéger au comité directeur de la FFR en qualité d’élu de la liste Laporte. Un mois à peine après l’élection, il a préféré en démissionner pour devenir directeur de la formation, un poste créé pour lui, à hauteur de 7 700 euros mensuels. Les statuts fédéraux auraient interdit sa rémunération s’il avait conservé son simple mandat d’élu, dans la mesure où la FFR avait déjà atteint son plafond de trois élus rémunérés : le vice-président Serge Simon donc, mais aussi Christian Dullin (secrétaire général) et Alexandre Martinez (trésorier général).
Dans les allées de Marcoussis, un petit monde où règne depuis des mois une ambiance pesante, la manœuvre a surpris, voire attisé les convoitises de nombreux proches du pouvoir. Philippe Rougé-Thomas travaillait jusque-là au Stade toulousain, tout en menant activement campagne pour la liste Laporte auprès des petits clubs d’Occitanie. D’autres ont aussi plaidé la cause du futur président, mais devront se satisfaire d’un mandat de bénévole.
Tous ces contrats à durée indéterminée ont un point commun : Bernard Laporte les a voulus au plus vite. Quitte à se dispenser de tout processus classique de recrutement pour le poste, pourtant technique, de directeur général.
Silence radio à tous les étages
Cet empressement a aussi profité à un personnage familier de l’Ovalie : Claude Atcher, un ancien joueur du Racing qui facture ses prestations pour le compte de sa société de management, Score XV. Il a d’abord œuvré à l’élection de M. Laporte, puis à celle de la France comme pays hôte de la Coupe du monde 2023, acquise en novembre 2017, date à laquelle expirait le contrat pour cette mission.
L’homme est pourtant contesté depuis longtemps : en 1995, alors qu’il conseillait déjà la FFR, un rapport du ministère des sports le soupçonnait d’avoir été en position de favoriser une de ses sociétés par l’intermédiaire de la « fédé ». Dossier classé sans suite. Sollicité par Le Monde, M. Atcher n’a pas voulu répondre par téléphone à nos questions.
Depuis un an, il continue de faire travailler ses relations. D’après nos informations, il a notamment enrôlé pour deux missions ponctuelles l’un de ses amis, Michel Tachdjian, un autre ancien racingman. Deux missions très rémunératrices pour cet ex-deuxième-ligne, qui exerce ces fonctions de consultant parallèlement à son travail au service des sports du conseil départemental des Hauts-de-Seine. « Je n’ai pas grand-chose à dire là-dessus, élude ce dernier, interrogé par Le Monde. J’ai donné des conseils sur la manière de mobiliser les institutions rapidement. » Sa première mission concernait un tournoi de rugby à 7, le Paris Sevens ; la seconde portait sur la Coupe du monde 2023. Toutes deux ont été validées en mai 2017,précisent nos sources.
A Marcoussis, une fois franchie la grille de l’entrée siglée FFR, autant abdiquer tout espoir de plus amples confidences sur l’organigramme ainsi imposé par M. Laporte. Silence radio à tous les étages, surtout au premier, celui de la présidence.
Et à plus forte raison depuis le 23 janvier : ce jour-là, la brigade de répression de la délinquance économique perquisitionnait les bureaux. Le parquet national financier soupçonne M. Laporte d’avoir fait pression pour réduire des sanctions disciplinaires contre le club de Montpellier, propriété du milliardaire Mohed Altrad, avec lequel il avait signé, à titre personnel, un contrat d’image.
Du sur-mesure pour des recrues proches de M. Laporte
Difficile, dans ce climat, de trouver des volontaires prêts à remplacer certains hauts responsables du secteur administratif de la FFR. Ainsi, trois postes importants sont vacants depuis un an : directeur administratif financier, directeur des projets sportifs, directeur du marketing et de la communication. Les titulaires ont tous quitté les lieux en raison de désaccords avec la nouvelle équipe. L’un a même engagé une procédure aux prud’hommes, les deux autres ont procédé à une rupture conventionnelle.
Le secteur des ressources humaines est lui aussi à l’arrêt, sa responsable étant en arrêt-maladie longue durée. Sans oublier l’absence actuelle d’un contrôleur de gestion (le précédent ayant démissionné, comme d’autres collègues), plutôt gênante pour une fédération dont le budget dépasse les 100 millions d’euros.
En parallèle, d’autres postes ont fait leur apparition. Du sur-mesure pour accueillir des recrues proches du pouvoir. Par exemple, Laurent Latour, propulsé « directeur digital et du système informatique » de la FFR.Avec la société Webedia, cet homme de 33 ans « avait participé à la campagne de Bernard Laporte pour la présidence », rappelle le site Internet de son école de commerce, l’ISC Paris. Depuis, M. Laporte a voulu lui signifier sa reconnaissance : la FFR lui verse un salaire de 6 200 euros, soit davantage qu’au directeur général adjoint, Laurent Gabbanini.
« Le tout, c’est de savoir la valeur et la compétence des personnes que Laporte met à certains postes. Il y en a certaines de très intéressantes, et d’autres, inconsistantes », affirme Serge Blanco
Toutes ces questions de gouvernance, qui n’ont a priori rien d’illégal, pourraient faire l’objet de longs débats. Las ! les réunions mensuelles du comité directeur laissent peu de place à la contradiction, d’après les rares élus de l’opposition.
« La dernière blague ? Comme on s’est permis de critiquer dans la presse le fonctionnement du comité directeur, on a été menacés de commission de discipline, voire de radiation de la FFR », raconte Florian Grill, le président du comité d’Ile-de-France. Le Francilien figure parmi les six élus rescapés de la liste de Pierre Camou, le président sortant (2008-2016).
« Il y a plein de réformes sportives de l’équipe Laporte que je valide et avec lesquelles je suis à l’aise », souligne-t-il. Mais il déplore le fonctionnement « clanique » de l’institution. « Ce n’est pas un principe de saine gouvernance, assure-t-il. Si tu ne fais pas partie du clan, tu es exclu, quelles que soient tes compétences. » Exemple personnel : le rugby à 5, secteur dont il a perdu la responsabilité et qu’il avait pourtant développé.
Lui aussi dans l’opposition, Serge Blanco, personnalité historique du rugby national, qualifie la situation d’« ubuesque » : « Le tout, c’est de savoir la valeur et la compétence des personnes que Laporte met à certains postes. Il y en a certaines de très intéressantes, et d’autres, inconsistantes… »
« C’est le règne du manque de respect de l’autre »
Plusieurs habitués de Marcoussis partagent cette amertume. Didier Mené, l’ancien responsable de la commission centrale des arbitres, a dû abandonner ses fonctions sitôt Laporte élu : « Ce n’est pas forcément Bernard Laporte lui-même, mais ses lieutenants qui ont introduit un climat délétère dans le rugby français. C’est le règne du manque de respect de l’autre. » Ce cadre supérieur dans la pétrochimie officiait à titre bénévole à la FFR. A l’inverse de Joël Dumé, son successeur au plus haut niveau de l’arbitrage, qui perçoit un salaire. Or, d’après M. Mené, « le patron de l’arbitrage aurait dû rester un élu indépendant qui n’a aucun lien de subordination, et encore moins économique ».
Un mécanisme similaire est à l’œuvre à la tête de la commission médicale. Son responsable, Thierry Hermerel, touche désormais un salaire non négligeable pour un mi-temps, là où Jean-Claude Peyrin, son prédécesseur, exerçait bénévolement. Il faut dire que M. Hermerel, médecin du club d’Agen, est un proche de M. Laporte : il a officié comme docteur du XV de France quand ce dernier en avait la charge (1999-2007).
Chez les féminines aussi, on déplore volontiers un manque de concertation. « J’ai perdu mes compétences le samedi 3 décembre 2016, ironise Nathalie Janvier, ancienne chef de mission du XV de France féminin. Le samedi, j’ai quitté Marcoussis, je n’ai reçu aucun coup de fil. On bossait sur un projet de Coupe du monde depuis quatre ans… »
La dirigeante avait le tort de figurer sur la liste Camou. Une pro-Laporte, Annick Hayraud, l’a remplacée avec la manière forte. Dès le mois suivant, elle congédiait le duo d’entraîneurs avec qui les Françaises venaient pourtant de remporter le Tournoi des six nations. Cette même compétition que le XV de France masculin attend toujours de gagner depuis le Grand Chelem de 2010. Autre époque, autre gouvernance.