Près de trois mois plus tard, la cordée se reforme au pied du tribunal de Paris, dans une de ces salles d'audience du deuxième étage où les cinq prévenus ont passé des moments difficiles, pénibles parfois, entre le 7 et le 21 septembre.
À sa tête, Bernard Laporte et Mohed Altrad, accusés de corruption, trafic d'influence ou encore prise illégale d'intérêts, encourent les peines les plus lourdes. Certes, le Parquet national financier (PNF) a requis à l'encontre de l'ensemble des prévenus des amendes et de la prison ferme. Mais les réactions offusquées à l'audience ont surtout traduit la crainte face aux peines complémentaires d'interdiction de gérer une société commerciale et/ou d'exercer toute fonction en lien avec le rugby, même bénévole, avec application immédiate.
Dernier avocat à plaider, Me Blazy, un des conseils du vice-président Serge Simon, avait d'ailleurs prononcé une phrase qui fit se dresser bien des sourcils, jusqu'à ceux des prévenus eux-mêmes : « Passe encore pour la prison mais l'exécution provisoire, tout de même ! »
L'enjeu n'est pas le même pour tous. Pour Claude Atcher, essentiellement poursuivi, comme Benoît Rover, pour de présumées infractions liées à la société Score XV, le jugement de la 32e chambre du tribunal correctionnel constitue une étape dans le marécage judiciaire qui l'entoure, maintenant qu'une enquête préliminaire a été ouverte par le PNF au sujet de sa gestion financière du GIP 2023.
Pour Mohed Altrad, ponte de l'industrie et auteur très attaché au grand roman de sa vie, la question de la respectabilité reste la plus sensible. Le président du club de Montpellier a discrètement fait savoir qu'il n'assisterait pas à l'énoncé du délibéré. Il était déjà absent le jour du réquisitoire.
Pour Bernard Laporte, pour Serge Simon, qui a comparu pour prise illégale d'intérêts pour avoir, selon l'accusation, favorisé Altrad au moment du report du match MHR-Racing en 2017, et par extension pour tout le rugby français, ce jugement est attendu comme on observe un astéroïde en approche dans un film catastrophe.
Premier de la cordée, Bernard Laporte diffuse sa sérénité à qui veut bien l'entendre. En substance, il considère que son sort est lié à celui de M. Altrad et que, compte tenu du poids de l'industriel dans l'économie française, le tribunal n'aura pas le courage de le condamner et de l'interdire de gérer.
Cette confiance tranche avec la grande nervosité manifestée par la gouvernance Laporte au cours du comité directeur du 2 décembre. Elle tranche aussi avec l'extravagante lettre ouverte adressée au chef du PNF, et à plusieurs médias dont « L'Équipe », par Me Versini, avocat de M. Laporte. Son objet ? L'enquête préliminaire du PNF portant sur le GIP révélée par « L'Équipe » le 9 novembre et les perquisitions, le même jour, révélées par l'AFP.
Alors que ni le nom de Laporte ni celui des procureurs en charge de cette enquête n'apparaissent dans un seul article, l'avocat s'insurge « contre un exercice de pression sur le Tribunal de la part des journalistes, une manière de le prendre en otage » et affirme sa véhémente protestation contre la démarche du PNF, qui aurait choisi cette date à dessein « pour porter atteinte à la nécessaire sérénité des juges de la 32e Chambre. »
Dès lors, d'où Bernard Laporte tire-t-il sa sérénité ? De la tournure du procès ? Quiconque ayant suivi les débats trouvera cela au minimum osé.
Main dans la main, les défenseurs de MM. Laporte et Altrad ont peiné à infléchir le cours du dossier qui établit que Bernard Laporte, chargé d'une mission de service public, a reçu un intérêt (180 000 euros du contrat d'image avec le groupe Altrad, contrat qui n'a jamais été exécuté et dont rien n'indique qu'il allait l'être) susceptible de compromettre son impartialité ou son indépendance dans des opérations liées à Mohed Altrad (rachat du club de Gloucester, sanctions de la commission d'appel de la FFR, sponsoring du maillot du quinze de France...).
Autant d'arbitrages que M. Laporte aurait rendus sous influence. Est-il besoin de rappeler que M. Laporte n'avait informé personne à la Fédération de l'existence de ce contrat d'image, que M. Altrad a dans un premier temps nié qu'il existait et que son remboursement effectif, annoncé en août 2017, n'était pas finalisé alors que le procès avait déjà commencé ?
Concernant l'affaire des présumés coups de fil de pression passés à Jean-Daniel Simonet, président de la commission d'appel, afin que les sanctions touchant le MHR soient abaissées, voire effacées, la défense s'est surtout demandé s'il n'y avait pas une autre façon, plus prévoyante, d'influer sur la décision en s'y prenant plus en amont.
« Cette infraction, je ne la conteste pas »
Bernard Laporte
Cette stratégie a permis d'éviter de se confronter aux témoignages concordants de MM. Peyrelevade et Peyramaure, anciens membres de cette commission, comme de Mme Denuziller et M. Lajat, juristes au sein de la FFR. Au sujet de cette intervention de M. Laporte, les procureurs ont parlé à l'audience de « la quintessence du trafic d'influence ».
S'agissant du montage des deux contrats de sponsoring maillot avec le groupe Altrad, les questions précises de la présidente Rose-Marie Hunault, aussi bien sur la chronologie que sur la méthode de fixation des prix - par qui, quand, comment ? -, n'ont pas reçu de réponses éclairantes. Même constat à propos de l'apparition étrange, alors que tout semblait ficelé, d'un appel d'offres, une fois le contrat d'image révélé par la presse.
En bout de plaidoirie, Me Vey et Me Colin ont reconnu un conflit d'intérêts, ce à quoi M. Laporte s'est toujours refusé. Alors qu'il a admis dès son premier interrogatoire, tandis que la présidente le questionnait sur les faits d'abus de biens sociaux au détriment de BL Communication : « Cette infraction, je ne la conteste pas. » Pour autant, ses avocats, comme ceux des autres prévenus, ont plaidé la relaxe entière.
Pour justifier l'exécution provisoire, le Ministère public a mis en avant le caractère systémique, l'absence de remise en question des prévenus, la délégation de service public et l'exigence d'une cohérence entre les causes et les conséquences, qui pourrait se résumer ainsi : on ne peut pas demander qu'un prévenu soit condamné pour des délits graves commis dans l'exercice de ses fonctions et le laisser, une fois dehors sur le parvis du tribunal, continuer à diriger cette fédération.
Concernant l'idée d'un « système Laporte », le procès n'était pas terminé que l'un des vice-présidents de la FFR, Henri Mondino, fustigeait dans Var Matin, le 20 septembre, « un procès en sorcellerie ». Et de prononcer son propre délibéré : « Le contrat avec Montpellier ? Bernard a reconnu que c'était une erreur fondamentale et a rendu l'argent. Ça mérite un rappel à la loi, pas plus. » Le rappel à la loi implique une reconnaissance de culpabilité par l'auteur des faits.
En septembre, dans la salle 2.12, Bernard Laporte a justement beaucoup trébuché pour ne rien reconnaître, renvoyant tantôt à son secrétaire général, tantôt à son Comex.
La désinvolture du président qui ne préside pas vraiment n'a pas manqué de déconcerter la présidente : « Le tribunal est plus curieux que vous », « Ce n'est pas du tout ce que dit le dossier », « Excusez-moi mais vous êtes en charge de quoi au sein de la Fédération ? » « Vous n'allez pas me parler de la charte de déontologie du football alors que vous n'avez pas lu celle du rugby ! » « Vous êtes, et c'est un point important du dossier, délégataire d'une mission de service public. » Elle rendra son jugement ce mardi, à partir de 13 h 30.
(Président de la FFR)
.Trois ans de prison, dont un ferme.
. Interdiction de deux ans de gérer une société commerciale avec exécution provisoire.
. Interdiction de deux ans d'exercer toute fonction en lien avec le rugby,
même bénévolement, avec exécution provisoire.
. 50 000 euros d'amende.
MOHED ALTRAD
(Propriétaire et président du MHR,
son groupe est devenu le principal partenaire financier de la FFR)
. Trois ans de prison, dont un ferme.
. Interdiction de deux ans de gérer une société commerciale
avec exécution provisoire.
. Interdiction de deux ans d'exercer toute fonction en lien avec le rugby,
même bénévolement, avec exécution provisoire.
. 200 000 euros d'amende.
CLAUDE ATCHER
(Ancien dirigeant de Score XV, ancien directeur général du GIP 2023)
. Deux ans de prison, dont un ferme.
. Interdiction de trois ans de gérer une société commerciale.
. Interdiction d'un an d'exercer toute fonction en lien avec le rugby, même bénévolement.
. 50 000 euros d'amende.
BENOÎT ROVER
(Ancien dirigeant de Score XV, directeur délégué à l'Emploi et à la Formation au GIP 2023)
. Un an de prison, dont six mois ferme.
. Interdiction de trois ans de gérer une société commerciale.
. Interdiction d'un an d'exercer toute fonction en lien avec le rugby, même bénévolement.
SERGE SIMON
(Vice-Président de la FFR)
. Un an de prison, dont six mois ferme.
. Interdiction d'un an d'exercer toute fonction en lien avec le rugby,
même bénévolement, avec exécution provisoire.
. 10 000 euros d'amende.
Depuis la fin du procès de Bernard Laporte et Mohed Altrad, le rugby français vit dans l'attente du verdict Depuis onze semaines et demie, toutes les strates du rugby français attendent le délibéré de l'affaire Laporte-Altrad dans des ambiances contrastées et mouvantes.
Depuis le 21 septembre, dernier jour du procès Laporte-Altrad, on ne sait plus comment s'habiller à la Fédération française de rugby. C'est que la température et le climat y changent tous les jours. Le matin Marcoussis laissait filtrer une ambiance de fin du monde et de reconquête certaine l'après-midi. Il ne s'est jamais passé une semaine sans que l'on prête des velléités de prise de pouvoir à un membre du bureau fédéral ou du comité directeur en cas de condamnation des deux principaux dirigeants fédéraux (Laporte et Simon), avant de ramener l'ambitieux à sa condition de touche clavier de la caisse enregistreuse.
La seule chose qui apparaît certaine, recoupée par les témoignages internes, c'est que la vie fédérale et le fonctionnement de l'institution sont depuis en suspens. Seules les affaires courantes sont gérées par le directeur général Laurent Gabbanini et le secrétaire général Christian Dullin. Laporte et Simon, les deux principaux prévenus au sein de la FFR, ont, eux aussi, laisser transparaître des signaux contradictoires tout au long de la période, notamment lors de leur voyage en Nouvelle-Zélande pour assister à la Coupe du monde de rugby féminin. La présence des deux hommes sur place a beaucoup surpris, notamment parce que le quinze de France disputait ses tests d'automne, dont un contre les champions du monde sud-africains à Marseille.
À leur retour, ils affichaient une confiance absolue, foi dans leur innocence mais aussi fébrilité et grande nervosité, comme lors du dernier comité directeur. De mémoire d'habitué du rendez-vous, jamais l'ambiance n'avait été aussi délétère avec des attaques liminaires et frontales de Dullin et Simon contre l'opposition et Ovale Ensemble. Laporte, lui, est apparu particulièrement agité et nerveux dans la soirée qui a suivi la réunion officielle.
Du côté du rugby pro, l'atmosphère est davantage feutrée. Hasard du calendrier, depuis lundi soir, les présidents des clubs du Top 14 sont réunis à San Sébastien, en Espagne, ville hôte des prochaines demi-finales. Au menu de la traditionnelle assemblée générale des huiles du Championnat : quelques tapas, la question du gel du plafond du salary-cap à 10,7 M€ (il devait passer à 10,4 M€ en 2024) et celle de l'utilisation de l'héritage de la Coupe du monde 2023, entre autres.
Le résultat du délibéré dans l'affaire Laporte-Altrad, lui, s'invitera inévitablement dans les
discussions sans que cela bouleverse les appétits ou la qualité des discussions. Au sein de cette population, le jugement est attendu selon le degré d'affinité de chacun avec le patron de la Fédé, le prisme allant de l'amitié à la haine en passant par l'indifférence.
La Ligue nationale de rugby, de son côté, se fendra d'un communiqué institutionnel pour entériner les décisions de justice dans la parfaite neutralité qui la caractérise. Malgré la nature des débats au coeur de la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris, le rugby professionnel s'est fait extrêmement discret sur le sujet. Pour justifier d'un mutisme que l'on n'observe pas dans d'autres disciplines, il invoque la nécessité de laisser la justice travailler dans la quiétude, l'image du rugby à préserver ou feint le désintérêt.
Il y avait pourtant toujours des patrons de club, joint par téléphone, croisé au détour d'un stade ou d'une réception, pour demander le sentiment né de la tenue des audiences, livrer un pronostic comme si c'était possible, mais aucun pour prendre une position sur la séquence totalement dingue traversée par la Fédération, institution de tutelle, et dont le rapport à la Ligue et aux clubs fut au coeur du procès.