Assis à une des tables de travail, l'ex-centre all black Conrad Smith, 38 ans, essaie de digérer la somme d'informations (statistiques, vidéos, consignes) que plusieurs spécialistes du rugby partagent depuis trois jours dans une salle de conférences à Paris, au pied de la tour Eiffel. Alors qu'il a arrêté sa carrière depuis deux ans, il participe au symposium sur la santé organisé par World Rugby et regrette qu'il n'y ait pas d'autres joueurs en activité dans la salle que l'ex-internationale anglaise Rachael Budford - ils sont en vacances ou participent aux compétitions internationales. « Tous ces chiffres, toutes ces explications sur la hauteur des collisions, les difficultés des arbitres, les résistances au changement, il faudrait que les joueurs les entendent pour mieux comprendre ce qu'on leur demande, lâche-t-il au micro. Il faudrait des séances d'information dans chaque équipe. »
Depuis 1987, date du premier Mondial, ce nombre a augmenté de 252 %.
Dans la salle, pour ce deuxième séminaire sur la santé, tous les métiers du rugby sont représentés, pour la seule fois de l'année. Le nouveau sélectionneur des All Blacks, Ian Foster ; le directeur de la performance du rugby irlandais, David Nucifora ; le médecin en chef de la Fédération anglaise (RFU), Simon Kemp ; les arbitres Wayne Barnes et Jaco Peyper, tout le monde est d'accord : le rugby doit aller vers plus de sécurité et la cible prioritaire est évidente, les plaquages, responsables de la moitié des blessures et de 76 % des commotions.
La prise de conscience a eu lieu en 2017 ; pourtant, les consignes de World Rugby cette année-là n'ont pas suffi à modifier en profondeur les comportements, poussant la Fédération internationale à éditer un document de référence pour les arbitres juste avant la Coupe du monde 2019, afin que les joueurs coupables de plaquages dangereux n'échappent pas à la sanction.
Un document qui a fait polémique pendant la compétition et dont il a encore beaucoup été question pendant trois jours. Joe Schmidt, sélectionneur de l'Irlande jusqu'à la Coupe du monde, a donné le ressenti de beaucoup de coaches et de joueurs, cette impression d'avoir été mis devant le fait accompli : « Pour un plaquage, des joueurs ont été privés de phase finale. L'Irlandais Bundee Aki, l'Australien Reece Hodge, l'Américain John Quill avaient écopé de trois semaines de suspension en cours d'épreuve. »
Tout le débat se situe là : faut-il suivre les consignes, parfois faillibles et excessives, pour parvenir à une véritable prise de conscience et à un changement durable des comportements ? Les dirigeants pensent que oui. Lors de la Coupe du monde, les cartons rouges ont augmenté de 138 % par rapport à la moyenne de 2018. « Un signal fort pour les acteurs du rugby », estime le responsable médical de World Rugby, Eanna Falvey. Quelqu'un évoque la possibilité d'introduire un carton orange qui permettrait de remplacer un joueur expulsé par un autre joueur, au bout de vingt minutes. Un dirigeant écossais s'agace : « On est sans arrêt en train de chercher des raisons de ne pas donner de carton rouge. On ne doit plus chercher des excuses pour justifier des faiblesses techniques. »
Faiblesse technique, le (gros) mot est prononcé, le constat partagé par tous : le plaquage n'est pas travaillé du tout, ou pas suffisamment. On ne parle plus que de systèmes de défense, de stratégie, mais le geste est oublié. Alors World Rugby a pris les devants et demandé à Richie Gray, ancien entraîneur dans les staffs écossais et sud-africain, actuel consultant à Montpellier, d'imaginer un cours de plaquage virtuel, appelé Tackle Ready.
Découpé en cinq phases très pointues, il sera bientôt disponible en vidéo pour tous les entraîneurs du monde affiliés à World Rugby, et adaptable dès les moins de 6 ans aux professionnels. Gray, un technicien hors pair du plaquage, est emballé : « Toutes les équipes ont des spécialistes de la mêlée, de la touche, de la défense... mais rien pour le plaquage. Je suis consultant et, quand je vais dans certains clubs en demandant quand je peux faire une séance, on me répond que je peux avoir trois minutes avant l'entraînement sur le terrain ! »
Pour forcer la main des équipes, World Rugby envisage aussi d'instaurer le TTW (technical tackle warning, ou avertissement pour plaquage haut, voir ci-contre). Dans le Championnat professionnel français, 138 joueurs ont reçu au moins un avertissement depuis le début de saison en Top 14 et 176 en Pro D2.
En Nouvelle-Zélande, Glenn Jackson, l'ancien arbitre chargé d'expliquer le processus aux équipes de Super Rugby, ne reçoit pas toujours de réponse à ses mails. Une partie du problème est là, dans la résistance au changement. « C'est facile de dire qu'il faut changer une règle, c'est autre chose de le faire », pointe le directeur technique national français, Didier Retière.
La FFR, qui expérimente un abaissement du plaquage à la taille, a analysé 70 matches de Fédérale 2 pour essayer de chiffrer les différences, mais que dire des petites fédérations, candidates pour participer aux expérimentations ? Responsable du développement en Géorgie, où la même règle du plaquage à la taille est à l'étude, Luka Kilasonia raconte qu'il n'a aucun chiffre sur les blessures car, jusqu'à l'an dernier, les entraîneurs faisaient de la rétention. Aux Fidji, son homologue Koli Sewabu a du mal à trouver des images à analyser.
Pendant trois jours, on a parlé déblayages illicites dans les rucks, longueur des phases de mêlée (26 % du temps de jeu à la Coupe du monde), nombre de remplaçants... Mais le rugby n'échappera sûrement pas à une baisse de la hauteur du plaquage. « C'est un peu ambigu de vouloir envoyer un signal fort en termes de protection des joueurs en conservant une ligne de défense à hauteur d'épaule », conclut le responsable européen des arbitres, le Français Joël Jutge