Ce samedi, entre une partie de padel - le deuxième sport préféré des membres du staff du quinze de France - et un revisionnage du Nouvelle-Zélande - Italie de la veille (96-17), Laurent Labit s'est posé à l'hôtel des Bleus pour parler styles de jeu et surtout d'attaque. Il pressent que la clé, dans la partie offensive, résidera dans l'exécution au scalpel des lancements de jeu. « Ce sera le cas dès vendredi contre l'Italie, qu'il faut prendre comme notre premier match à la vie, à la mort. On s'attend à une réaction de cette équipe. »
« Qu'avez-vous pensé du 96-17 subi par l'Italie contre la Nouvelle-Zélande ? Les Italiens ont pourtant l'habitude d'affronter les meilleures nations, ils vous ont posé des problèmes pendant le Tournoi...
Ils arrivent à faire mieux pendant le Tournoi face à des équipes qui ont moins de temps de préparation. Les All Blacks aujourd'hui, ça fait trois mois qu'ils travaillent ensemble. Les Italiens ont un jeu très énergivore. C'est bien ce qu'ils font, les longues séquences. Mais il faut tenir. Vendredi, ils marquent un essai de fou après quinze temps de jeu mais ensuite, c'est renvoi, jeu au pied contré, essai des Blacks. Si tu ne vas pas chercher cette équipe d'Italie, si tu lui permets d'avoir des rucks rapides, elle récite. Mais là, les Blacks lui ont fait une bataille terrible au sol et elle a explosé physiquement. Contre eux, ça se joue physiquement. Après, attention, ce qu'ont réalisé les Néo-Zélandais, c'est beau. Ils ont tellement de joueurs doués techniquement avec le ballon que si vous ouvrez trop le jeu face à eux, ça peut faire mal.
Contre vous, il semble que le staff des All Blacks ait regretté de ne pas avoir plus joué en seconde période...
J'ai parlé avec Joe Schmidt (adjoint de Ian Foster) à la fin. Ils ne pouvaient pas faire plus physiquement ce jour-là. Ils ne pouvaient pas rivaliser 80 minutes. Ce qui a changé, c'est qu'ils ont récupéré Shannon Frizell, qui apporte de la puissance, de la densité, et Jordie Barrett, qui est un point de fixation costaud au milieu et qui donne une option de plus avec le pied. Quant à Brodie Retallick, ce n'est pas le même que celui qui revenait de blessure contre nous.
On voit bien que pour arriver au même résultat - gagner la Coupe du monde -, ils empruntent un chemin stratégique différent du vôtre. Ils n'hésitent pas à jouer dans leurs trente mètres, ils aiment développer de longues séquences de possession...
Ils ont quatre provinces, ils travaillent souvent ensemble. Dans leur équipe, ils ont des mecs à 80, 100, 150 sélections. Ils ont une grosse expérience collective, ils font très peu tourner. Et puis ils ont des principes de jeu qui sont ancrés depuis longtemps. Mais quand ils sont pressés, contrés, comme on a pu le faire en seconde période du match d'ouverture, ils sont comme les autres, ils font des fautes.
« Je pense que contre la Nouvelle-Zélande, avoir le ballon permet de trouver des solutions. Ils aiment la possession en attaque mais pas trop la subir quand il faut défendre »
Laurent Labit
Les All Blacks peuvent jouer de loin, l'Irlande aime tenir le ballon et l'Afrique du Sud a beaucoup fait évoluer son jeu offensif ces dernières années. Est-ce que vous pensez que pour avoir raison à la fin, il vous faudra aller vers plus de possession ?
Non, ce n'est pas dans nos stratégies. On sait qu'il y a des équipes contre qui c'est important d'avoir la possession, et d'autres surtout pas, parce que c'est trop dangereux. La possession, elle veut tout dire et rien dire. Il y a des équipes dont on sait que c'est mieux de les laisser partir de loin. Je pense que contre la Nouvelle-Zélande, avoir le ballon permet de trouver des solutions. Ils aiment la possession en attaque mais pas trop la subir quand il faut défendre. Ils cherchent le turnover rapide, le contre éclair. Si vous tenez le ballon, ils sont un peu plus indisciplinés, ils ont plus de mal à récupérer le ballon. Les Irlandais travaillent vite sans le ballon, souvent à quatorze sur les pieds. Tu sais qu'il va falloir dépenser beaucoup d'énergie pour trouver une brèche. C'est une équipe très disciplinée qui fait peu de fautes. Donc la dépossession a du sens. Et l'Afrique du Sud, c'est brutal, très physique. Chaque contact amenuise ton réservoir d'énergie, donc tu prends des risques pour la fin de match.
Et pourtant, contre les All Blacks le 8 septembre, vous avez tapé 44 coups de pied, record de votre mandat et record de cette Coupe du monde...
Il ne faut pas se demander si 44 c'est trop. Ce qu'il faut regarder, c'est : qu'ont-ils fait sur nos jeux au pied ? Si vous revoyez le match, vous verrez. Contre eux, le danger, ce sont les jeux au pied courts, dans l'entrejeu. Si c'est long, ils ne relancent pas. D'ailleurs, ils ont beaucoup tapé contre nous (39 fois). On savait que c'était un match particulier avec la cérémonie d'ouverture, le stress du début. La déception, c'est le match contre l'Uruguay (27-12). On pensait qu'on allait juste réciter notre rugby. On est tombés sur une équipe sud-américaine, type Argentine, qui nous a attaqués dans les rucks avec beaucoup d'énergie. Contre l'Italie et pour les matches qui suivront, on sait que nous n'aurons pas ces soucis d'agressivité et de concentration. Contrairement à d'autres équipes, nos joueurs sont habitués à jouer ce genre de match de phase finale.
Contre la Namibie, on a retrouvé des lancements de jeu plus fluides...
On a pu dérouler notre jeu parce que, physiquement, on leur a fait mal. Les lancements, ça reste une de nos grandes forces. On fait partie des meilleurs au monde sur le nombre d'essais après le premier temps de jeu (avec les Blacks). C'est davantage sur nos circuits offensifs plus longs qu'on attend davantage. Plus d'engagement, plus d'agressivité, plus de précision.
Avez-vous gardé dans la manche certaines animations offensives ?
Oui, bien sûr, on a gardé des lancements ou des circuits qui seront différents selon nos futurs adversaires. C'est sur ça qu'on travaille. On a remarqué que certains de nos adversaires s'adaptaient à notre jeu au pied. Ils préfèrent sortir les ballons plutôt que de partir dans des échanges de jeu au pied parce qu'ils savent qu'ils n'ont pas notre longueur et qu'ils vont perdre du terrain. Ça veut dire qu'on a eu plus de lancements sur touche à jouer que d'habitude. C'est une donnée importante. On va vers des matches qui seront de plus en plus fermés. La priorité ira sans doute à la défense et la conquête. La part de l'attaque sera plus limitée, sauf sur les lancements de jeu, où il faudra être clinique.
Les nouvelles directives données l'an dernier aux arbitres concernant les rucks laissaient penser que cette Coupe du monde favoriserait l'attaque et la possession. Certains entraîneurs étrangers estiment que ce n'est pas le cas, ou pas assez le cas. Êtes-vous d'accord ?
Je pense que l'arbitrage favorise l'attaque. Il n'y a jamais eu autant de points marqués dans la compétition. Après, la possession, c'est autre chose. On peut très bien attaquer, avoir une attaque très efficace sans avoir la possession. Nous, ce qui nous intéresse, c'est l'efficacité : en défense, en attaque et avec notre jeu au pied.
« Ce serait une grosse erreur de ne résumer le jeu de l'Afrique du Sud qu'à ses avants »
Laurent Labit
Pour le dernier match de préparation contre l'Australie, on se souvient qu'Antoine Dupont demandait que l'équipe tienne plus le ballon, qu'elle crée davantage avec le ballon...
Quand on débriefe les matches avec les joueurs, parfois ils sont surpris. C'est arrivé qu'Antoine soit aussi le premier à nous sortir du système par un choix qu'il fait. Contre la Namibie, il fait deux passes fantastiques au pied mais il y a peut-être aussi plus simple à faire. En Irlande, je me souviens d'une situation où on est bien en position, pour un mouvement qu'on a travaillé, et c'est lui qui nous sort du truc. On en discute avec eux. Ils veulent plus tenir le ballon mais on leur montre aussi que c'est parfois de leur faute si on ne le tient pas plus. On ne leur interdit pas de ne pas tenir le ballon. Mais, nous, on sait qu'on a des principes à ce niveau-là. Quand tu ne gagnes pas la ligne d'avantage au troisième ruck offensif, il vaut mieux se déposséder du ballon. Les Irlandais ont un jeu très cadré. Ils savent exactement ce qu'ils vont faire dans quelle zone de terrain. Mais quand ils nous ont battus dans le Tournoi (32-19 en février), ils ont joué au pied plus que nous. Ils tiennent plus le ballon mais prennent moins de risques que nous. Ils sont plus compacts, sur des circuits plus courts. Ils cherchent la faute de l'adversaire avant vraiment de jouer. Les Néo-Zélandais, eux, prennent plus de risques, balaient davantage le terrain, ils sont plus sur la largeur. Il leur faut jouer juste. Et ce qui les fait jouer juste, c'est le bagage technique de tous leurs joueurs, avants ou trois-quarts. Ils ont des basketteurs au milieu du terrain. Nous, souvent, nous avons été en difficulté pour rivaliser là-dessus. Mais aujourd'hui moins. Parce que nous avons devant des joueurs comme Cameron (Woki), Thibaud (Flament), Peato (Mauvaka), Charles (Ollivon), Cyril (Baille) qui ont de la dextérité. Ça fait une grande différence.
Sur le jeu offensif, les Springboks ont beaucoup évolué...
C'est vrai. Ils sont bien sûr toujours aussi denses et costauds devant. Mais ils ont des options différentes. Ils voient bien que les autres équipes essaient de les contrer devant, même si c'est difficile, qu'elles essaient d'aller à la bagarre. Et eux se sont mis à les contourner et à les surprendre avec du jeu, des leurres. Ils sont très costauds au milieu du terrain mais ils ont des ailiers capables de dézoner et de sortir n'importe où. Ils ont aussi Willemse à l'arrière, qui a des appuis très explosifs. En un éclair, il peut mystifier tout le monde. Ils ont surtout un très bon jeu au pied tactique. Ils sont très bons dans la capacité à lire les espaces. Ce serait une grosse erreur de ne résumer le jeu de l'Afrique du Sud qu'à ses avants. Si on doit les rejouer, on se doute qu'ils auront encore en mémoire le match de Marseille (30-26, novembre 2022). Dans les collisions et les contacts, ce sera la même chose. Après, ils ont progressé dans leur jeu. On devra être vigilants. Nous aussi, on a bien appris de ce match-là. On s'était préparés ce jour-là à faire un jeu avec des circuits fermés parce que l'on craignait vraiment leur défense hyper agressive en inversée. On a vu que malgré ça, en étant bien placés, on avait des possibilités de jeu que nous n'avions pas utilisées et qu'on ne s'interdit pas d'utiliser si on les recroise. Il faudra voir s'ils ne remettent pas Willie Le Roux à l'arrière, pour son pied gauche et pour prendre la main en deuxième numéro 10. Pour moi, ils essaieront de faire jouer Handre Pollard. Les points au pied, c'est trop important dans une phase finale. Mais avant cela, il y a l'Italie. Dans notre planification, que ce soit rugby ou physique, le pic de forme a été tablé pour ce match. »