Posté 28 mai 2025 - 06:10
« Au niveau international, le jeu n'a jamais été aussi fort » : le président de World Rugby Brett Robinson sur l'évolution de son sport
Élu président de World Rugby en novembre dernier devant Abdelatif Benazzi, l'Australien Brett Robinson revient sur la manière dont il voit l'avenir de son sport, en termes économiques, sportifs, ou de sécurité des pratiquants. Il évoque aussi le rapport de l'instance avec la France.
Dans cette période de guerre froide, ou réchauffée, entre World Rugby et la France, la présence bonhomme du docteur Brett Robinson à la tête de la Fédération internationale peut apaiser bien des rancoeurs passées. Né à Toowoomba, près de Brisbane (Australie), élu en novembre dernier pour deux voix de plus qu'Abdelatif Benazzi, Robinson tient à partager son tropisme familial français.
« Mon père, qui était avocat, est parti s'installer à Lyon pour y enseigner l'anglais. Il y a vécu quatre ans, s'est passionné là-bas pour la nourriture et le vin. Quand il est revenu en Australie, il a acheté des terres pour y planter des vignes de Chardonnay, de Cabernet. Toute mon enfance, je l'ai passée à travailler les week-ends dans notre vignoble français. Mon père était un pur romantique, il nous jouait du Charles Aznavour à la maison. »
Robinson grandit et s'en va étudier au Downlands College. Il y fait une rencontre qui change tout, « avec l'entraîneur John Elders qui a inspiré toute une génération de jeunes joueurs de rugby. Une seule personne peut parfois avoir une grande influence. » De ce collège, émergera une génération exceptionnelle, celle de Jason Little, Tim Horan, Garrick Morgan et donc de Brett Robinson. « En 1995-1996, j'étais arrivé à un moment où je devais choisir entre la médecine à temps plein ou le rugby pro. Ça a coïncidé avec le moment où un gars nommé Rod McQueen créait à Canberra une nouvelle équipe appelée les Brumbies. J'y suis allé, j'ai participé à la construction de cette super équipe avec George Gregan, Stephen Larkham, Joe Roff ou Owen Finegan. »
« Nous avons écouté les fans et le marché, et nous nous sommes ajustés. Il reste du travail mais le produit est meilleur »
Jusque-là caché dans l'ombre de David Wilson, incontournable numéro 7 des Wallabies, Robinson prend enfin la lumière et se retrouve sélectionné pour la Coupe du monde 1999. « J'ai fait toute la préparation, j'étais sur la photo officielle mais pas dans l'avion à cause d'une blessure à l'épaule survenue au tout dernier moment. Ça reste une frustration terrible. » Et pour cause... Avec Rod McQueen sur le banc, avec Horan, Little, Roff, Finegan, Gregan ou Larkham, les Wallabies devinrent champions du monde en brisant le rêve français en finale à Cardiff (35-12).
« Comment le docteur Robinson juge la vitalité du rugby ? Êtes-vous optimiste pour l'avenir de votre sport ?
Je suis incroyablement optimiste. D'abord, la communauté des gens qui ont joué ou qui aiment ce jeu est spéciale, différente des autres sports. C'est pour ça que tu peux te retrouver à l'autre bout du monde, toquer à la porte d'un club et quelqu'un sera là pour te proposer un lit, parfois un travail. Ensuite, je trouve qu'au niveau international, le jeu n'a jamais été aussi fort. Les réformes qui ont eu lieu ces dix-huit derniers mois n'y sont pas étrangères ; le jeu au pied, la fin des escortes, le temps limité pour les touches et les mêlées, tout cela a rendu le jeu plus rythmé, entraîné plus de fatigue, plus d'ouvertures dans les défenses, plus de rebondissements. Voilà : nous avons écouté les fans et le marché, et nous nous sommes ajustés. Il reste du travail mais le produit est meilleur. Je veux rassembler toutes les sensibilités, celles qui se sont divisées pendant la campagne électorale. À Londres, la semaine dernière, nous avons posé la première pierre de notre plan de quatre ans.
Justement, à Londres, a été votée la globalisation de l'essai du carton rouge de 20 minutes, qui fera son apparition en Top 14 et Pro D2 la saison prochaine. Comprenez-vous que cette atténuation du carton rouge puisse brouiller le message sécuritaire que le rugby tient à faire entendre pour rassurer les parents ?
Je peux le comprendre. Je suis médecin, je sais l'importance de la sécurité et l'importance d'être honnête sur ces sujets. Mes fils jouent (Tom avec les U20 australiens en ce moment), mes filles jouent à 7. Ce jeu est ma vie. Le rugby est leader mondial dans l'investissement pour comprendre les risques liés aux commotions. Nous avons examiné sous tous les angles des milliers de plaquages pour affiner nos recherches. Quand on a compris que le risque de commotion cérébrale était multiplié par quatre en cas de choc tête contre tête, nous avons légiféré sur la hauteur des plaquages. Aujourd'hui, tout joueur professionnel porte un protège-dents connecté qui mesure la force G de chaque impact pour le cerveau. Ce qu'on a présenté à Londres, c'est notre ambition, vu toutes les données qui nous remontent du protège-dents connecté, de tracer de façon hyper personnalisée le profil de chaque joueur. Cette personnalisation, c'est la clé. Pour revenir au rouge de 20 minutes, il doit permettre de faire une distinction entre une erreur technique et autre chose, qui n'a rien de technique, qui est plus maléfique. Pour les brutalités, le rouge définitif reste en vigueur et conserve son pouvoir éducatif.
La France a été la seule à voter contre, tout en reconnaissant les progrès entre la dernière mouture et celle d'origine. La FFR réclame pour plus de lisibilité, trois couleurs : le rouge pour l'exclusion définitive, le orange pour l'infériorité de 20 minutes et le jaune pour celle de dix minutes...
S'il faut être plus symbolique, pourquoi pas ? Si cela permet d'apporter de la clarté, je ne suis pas fermé. Le carton orange est clairement une option.
« On a besoin que par le rythme du jeu, une fatigue se crée, permettant aux attaquants de trouver des espaces »
La France pousse également pour un abaissement de la ligne de plaquage, en s'appuyant sur les résultats d'une étude qu'elle a menée pour comparer l'accidentologie entre la Fédérale 1 (plaquage au sternum autorisé) et la Fédérale 2 (obligation de plaquer plus bas). Cette étude fait état de 55 % de blessures en moins...
L'ensemble de notre communauté n'a pas accès à toute cette technologie, toutes ces datas. Il faut donc prendre le temps de lui expliquer ce chemin. La France, en effet, mène ce débat parce qu'elle a été la première à conduire ce genre d'études (l'Irlande a depuis lancé sa propre étude qui arrive aux mêmes chiffres que la FFR). Abaisser encore la ligne de plaquage, disons à la taille, permettrait de libérer les bras, de pouvoir faire plus de passes au contact, donc de gagner en temps de jeu. Moi, j'ai fait la promotion de cette idée dans mon pays. Et si vous saviez le bruit que ça a fait en Australie, jusque dans ma maison. Mes garçons m'ont interpellé : "Papa, qu'est-ce que tu fais ? Ils font quoi tes gars ? Ça va ruiner le jeu, ça va créer pénalité sur pénalité". C'est aussi un choc culturel Nord-Sud, le Sud où l'influence du XIII et du 7 avec les pays du Pacifique, disciplines libéralisant les contacts sur le haut du corps, est très prégnante. Et puis mes fils et leurs potes ont expérimenté le plaquage plus bas et ont changé d'avis. J'encourage et j'aime la façon de penser de la France sur ce sujet. J'attire juste l'attention sur le fait qu'en baissant les plaquages, le risque de choc contre les hanches et les genoux augmente.
Certains disent qu'avec toutes ces nouvelles règles pour rendre le jeu plus rapide, plus fun, vous répondez à ce que semblent vouloir les fans, moins à ce dont les joueurs ont besoin...
Vu mon histoire, je regarde d'abord le rugby du point de vue du joueur. Sur ce sujet, j'aime revenir en arrière. Dans les années 70, 80, 90, les mêlées duraient vingt secondes. C'était naturel, il fallait s'assembler très vite pour gagner le ballon. On a rallongé le temps des mêlées pour des raisons de sécurité, avec les commandements. Ce n'était pas une demande des fans. Et aujourd'hui, parce que ce temps a été perverti pour récupérer davantage, pour casser le rythme d'un match, il fallait intervenir, sans compromettre la sécurité. Idem pour les lancers en touche. D'où un temps limité par l'horloge (30 secondes). Cette décision fait gagner deux ou trois minutes de jeu par match. On a besoin que par le rythme du jeu, une fatigue se crée, permettant aux attaquants de trouver des espaces.
« Entre la France et l'Australie, entre Abdel Benazzi et moi, qui avons joué l'un contre l'autre, il y a un grand respect »
En 2026, le Championnat des nations remplacera les tournées d'automne et d'été. N'avez-vous pas peur qu'une mini Coupe du monde chaque année n'affaiblisse la grande ?
En 2023, quand nous avons pris cette décision à Paris, j'étais tellement content et fier. Ça va donner plus de signification à ces test-matches de juillet et novembre. Le format et le rythme de cette compétition seront très différents d'une Coupe du monde, et permettront plus de croisements entre équipes de tier I et tier II.
Restons sur la problématique du calendrier. On entend parfois que le rugby s'apparente à la boxe mais on ne verra jamais un boxeur faire trente combats dans une année. Pensez-vous par exemple que les joueurs français professionnels jouent trop ?
Il faut être prudent dans les formulations. J'ai lu récemment une remarquable étude médicale faite par un collègue français. La clé pour bien aborder cette question, c'est l'individualisation, c'est regarder le nombre de contacts reçus par tel ou tel individu, sur quelles zones du corps, quel protocole d'entraînement, quelle période de repos, quel minutage de jeu dans la saison...
L'hiver dernier, entre la blessure d'Antoine Dupont et la suspension de Romain Ntamack, la France a mis beaucoup de pression sur le Six Nations et World Rugby. Florian Grill avait déclaré que la France "avait besoin de plus de respect". Comment vous positionnez-vous ?
En Australie, j'ai dû sans cesse me battre pour que le rugby à quinze existe au milieu du treize, de l'Australian rules. Se planquer dans une zone de confort, je ne connais pas. Mais entre la France et l'Australie, entre Abdel Benazzi et moi, qui avons joué l'un contre l'autre, il y a un grand respect. Quand j'ai été élu, j'ai voulu envoyer un message au monde pour dire : la France est très importante pour notre jeu. J'ai donc décidé de nommer Abdel président de la commission haute performance, qui est la plus importante dans notre organisation.
« Le match revanche entre l'Irlande et les All Blacks à Chicago rapportera six fois plus d'argent que si un des pays l'avait organisé chez lui »
Les fédérations nationales se débattent année après année avec une situation financière toujours plus tendue. Il y a quelques jours, l'Irlande annonçait arrêter son programme de rugby à 7 masculin pour générer quelques économies. Dans ce contexte, la rumeur d'un investissement de World Rugby aux États-Unis - le chiffre de 200 millions de livres a circulé - a de quoi décontenancer. Le rugby croit-il pouvoir réussir à se faire une vraie place sur le marché américain ?
Ce chiffre n'a pas d'existence réelle. Ça peut être plus, ça peut être moins. Première chose : il faut stabiliser et aider les fédérations historiques et bien sûr investir en Afrique, en Amérique du Sud, en Espagne, en Allemagne. Deuxième point : il nous faut nous développer. On veut réussir de magnifiques Coupes du monde aux USA (les hommes en 2031, les femmes en 2033) et surfer sur cet héritage. On veut mener les deux projets. Et pour réussir, nous voulons que les nations historiques organisent des matches aux États-Unis. Cette année, nous aurons quinze test-matches organisés là-bas. C'est bénéfique pour tout le monde, même pour les stars de notre sport. Regardez Antoine (Dupont) qui vient de devenir actionnaire du club de Los Angeles. Et regardez le match revanche entre l'Irlande et les All Blacks qui aura lieu à nouveau à Chicago en novembre : il rapportera six fois plus d'argent que si un des pays l'avait organisé chez lui. Les Américains consomment tellement, ils ont une telle passion pour le merchandising... »