C'était une drôle de scène pendant l'échauffement de l'Afrique du Sud et de la France, dimanche soir (29-28). Sur la pelouse du Stade de France, Jacques Nienaber, l'entraîneur des Springboks, et Rassie Erasmus, le directeur du rugby, ont passé leur temps tourné vers le camp des Bleus, jetant à peine un coup d'oeil à la préparation de leurs propres troupes. Agenouillés sur l'herbe, près de la ligne médiane, debout aussi, parfois, Erasmus ne cessant de manipuler un ballon, ils ont observé l'avant-match de leur adversaire jusqu'au retour des vestiaires, à guetter un indice, à confirmer peut-être un pressentiment.
Et si l'inséparable duo qui cornaque les Boks depuis 2018 a pu se permettre ce luxe, c'est que, de leur côté, tout était prêt. Programmé. Avant le quart de finale, Fabien Galthié s'était projeté sur un jeu d'échecs entre les deux équipes. Dans le camp français, où on était peut-être habitués aux entourloupes du Top 14, on se demandait si l'Afrique du Sud, sur sa composition d'équipe spéciale, n'allait pas bluffer. Non. Les champions du monde se sont contentés d'être... bluffants.
C'est la science des Springboks : suivre un plan de jeu qui peut être attendu, en y introduisant subitement une part d'imprévisible, sur une action, sur une phase de jeu. En finale du Mondial 2019 (32-12), ils avaient ainsi ébahi l'Angleterre en créant un maul dans le jeu courant, quelque temps de jeu après une combinaison de touche. L'action leur avait rapporté les 3 points d'une pénalité et ils l'avaient préparée dans le secret d'un salon d'hôtel japonais, l'appelant The Move (le coup).
« J'ai joué avec Ramos pendant six ans à Toulouse, ça m'a permis de connaître ses habitudes de buteur, sa routine, ça a aidé »
Cheslin Kolbe, ailier de l'Afrique du Sud
Avaient-ils aussi un nom de code pour leur choix étonnant de la 37e minute ? Auteur d'un arrêt de volée dans ses 22 mètres, Damian Willemse a posé le ballon au sol et tout de suite joint ses deux poings fermés. Plutôt que de jouer au pied, voire de relancer à la main, il venait de réclamer... une mêlée ! « C'était quelque chose dont on avait parlé, a expliqué Erasmus hier. La France ne te permet pas d'avoir beaucoup de mêlées pour toi. Dans le précédent match contre les Bleus, on avait eu une seule mêlée pour nous. »
Vrai : en novembre en 2022 (succès 30-26 des Français), les Boks n'avaient pu introduire qu'une mêlée en leur faveur. « On sait que les Français aiment utiliser leur long jeu au pied, et pendant ce temps-là leurs avants t'attendent au centre du terrain pour contester le ballon, provoquer un changement de main. Nous, on voulait jouer autant de mêlées que possible. Ce n'était pas qu'on était sûrs qu'on serait dominants, mais on pensait que ça nous permettrait de les fatiguer. On voulait les attirer sur un pan du jeu qu'on aime. »
À ce moment-là, c'était seulement la troisième mêlée du match. L'Afrique du Sud y a obtenu un avantage et tenté un coup offensif derrière qui a failli fonctionner. Et au fil du match, elle a fini par prendre le dessus en mêlée, une usure patiente parachevée par l'apport de son banc.
Ce qui a marché aussi, c'était la décision d'aller au contre des transformations françaises. Dès la première tentative de Thomas Ramos, Cobus Reinach, demi de mêlée ultrarapide, s'est essayé au jeu (4e). En vain. Avant que Cheslin Kolbe n'y parvienne sur le deuxième essai bleu (23e). « J'ai joué avec Thomas pendant six ans à Toulouse, ça m'a permis de connaître ses habitudes de buteur, sa routine, ça a aidé, c'est sûr », décrivait l'ailier, qui a su quand démarrer, à la limite du faux départ, pour stopper le ballon en coin de son ancien coéquipier.
Pourquoi chasser cette cause, si souvent désespérée ? « C'est juste qu'on cherche des moyens de mettre la pression sur l'adversaire, là où il ne s'y attend pas, de lui rentrer dans la tête, a souri Reinach. Et ça, c'en était un. » Le Montpelliérain louait la préparation des Boks en amont, le soin du détail de la semaine d'entraînement, jusque dans l'utilisation de bruits pendant les séances pour se faire à l'ambiance du Stade de France : « Rien n'a été laissé au hasard. » Qui n'a pas sa place en phase finale de Coupe du monde.