« Ta performance de ce soir, c'est digne du cirque Zavatta. (...) T'as pas trop honte ? T'es ridicule, tellement faible. Vivement qu'on te vire, que tu disparaisses de notre sport et de notre club pour le bien de nos yeux. » Voilà, en partie, le message privé qu'a découvert le pilier de Clermont Rabah Slimani sur son compte Instagram quelques heures après la défaite à domicile de son équipe face au Stade Toulousain (33-37) dimanche dernier.
Pour son partenaire Alivereti Raka, les mots employés en anglais par le même pseudo supporter de l'ASM font encore plus mal. Ils sont là aussi agrémentés de divers émojis de clowns et de smileys qui vomissent, mais aussi de nombreuses fautes d'orthographe, tout au long de ces quelques lignes nauséabondes. « Tu es si mauvais. Le pire joueur que nous ayons jamais vu ici. Comment peux-tu jouer comme ça ? Tes parents sont-ils handicapés ? (...) Personne ne t'aime et ne te soutient plus ici. (...) Subis une terrible blessure et ne joue plus pour nous s'il te plaît. »
Jamais depuis son arrivée en Auvergne voilà neuf ans et demi, l'ailier international (5 sél. avec les Bleus) d'origine fidjienne n'avait été confronté à un tel déversement de haine numérique, qu'il a pris soudainement en pleine face lundi avec son épouse ainsi que l'ancien talonneur des Wallabies Folau Fainga'a, victime simultanée du même expéditeur.
À Clermont, où d'autres avaient déjà été sévèrement attaqués, comme ailleurs, ces dérives numériques gagnent du terrain même s'il est encore difficile de les quantifier. « Le phénomène n'est pas nouveau mais il prend de plus en plus d'ampleur, note avec inquiétude Mathieu Giudicelli, directeur général de Provale, le syndicat des joueurs. Je l'ai vu arriver avec la démocratisation des paris sportifs il y a quelques années. Certaines personnes qui ne sont pas issues du milieu du rugby parient sur un match et vont perdre une somme d'argent. Elles vont chercher un coupable, et le coupable pour elles, ce sera le joueur. Puis ça s'est accentué avec le développement des réseaux sociaux et encore plus récemment. La Coupe du monde a permis d'aller chercher un nouveau public avec un développement conséquent de la base de fans mais malheureusement parfois au détriment des valeurs de notre sport. »
À l'automne dernier, les plus mécontents ont effectivement pourri la vie des arbitres, dont le Néo-Zélandais Ben O'Keeffe au sifflet pour le quart de finale des Bleus perdu face aux Boks (28-29, le 15 octobre) et surtout l'Anglais Wayne Barnes en charge de la finale, ainsi que celles d'une cinquantaine de joueurs français et étrangers.
Selon les données fournies par World Rugby, 31 % des « haters » résidaient au Royaume-Uni, 25 % en France et 19 % en Afrique du Sud. « Le premier message me disait de ne pas revenir à Montpellier, sinon je me ferais tuer, racontait le numéro 9 sud-africain du MHR Cobus Reinach dans nos colonnes en novembre. Ensuite, ça a commencé à concerner ma famille. Des gens qui vous insultent, ça arrive. Ceux qui disent que votre fils doit mourir... » Le demi de mêlée avait porté plainte « pour que la police puisse vérifier l'identité du gars (le plus virulent) et être sûr qu'il n'habite pas par ici (à Montpellier). »
« Peut-être qu'un jour, un d'entre eux pétera vraiment les plombs et fera une bêtise »
Jérémie Campistron, responsable réseau à Provale qui évoque les victimes
Pour le troisième-ligne anglais Tom Curry, le Mondial n'a pas non plus été qu'une partie de plaisir. Lui avait subi la foudre des rageux après avoir dénoncé le comportement supposé raciste du talonneur sud-africain Bongi Mbonambi en demi-finales. Face à ce cyberharcèlement, son capitaine Owen Farrell l'avait évidemment soutenu dans la foulée. Tout comme celui des Boks, Siya Kolisi, qui refuse d'ailleurs d'être sur X, anciennement Twitter - « trop de négativité » - mais qui publie régulièrement sur Instagram. Le mal se propage et pourtant, peu osent dénoncer publiquement les injures qu'ils reçoivent. Par peur parfois d'être encore plus malmenés ensuite. « Ça devient comme le football, constate un joueur de Top 14 devenu fataliste. Il faut réussir à prendre du recul ou à ne pas lire ces messages sinon tu peux devenir fou. »
Plus facile à dire qu'à faire bien sûr. D'autant que sur les réseaux sociaux, régulièrement utilisés par les sportifs professionnels pour promouvoir leurs partenariats, chacun est libre de vous suivre et de commenter comme il l'entend vos publications sans autorisation préalable la majorité du temps. « On ne doit pas oublier que c'est un sport, que ce sont des humains et pas des robots, selon Jérémie Campistron, responsable réseau à Provale qui, comme à Castres avant-hier, multiplie les réunions à ce sujet dans les centres de formation. Ça va parfois beaucoup trop loin avec des menaces de mort en étant caché derrière un écran d'ordinateur ou de téléphone portable. Peut-être qu'un jour, un d'entre eux pétera vraiment les plombs et fera une bêtise. »
Récemment, ce sont les internationaux du quinze de France qui en ont fait les frais dont la charnière Matthieu Jalibert et Maxime Lucu. Contactés cette semaine, ces deux-là n'ont pas souhaité s'exprimer. Ils auraient pourtant énormément de choses à raconter et pas toutes vraiment agréables à entendre. Selon plusieurs sources, le demi de mêlée des Bleus a été touché moralement par les contenus malveillants en tout genre depuis la défaite contre l'Irlande (17-38) en ouverture du Tournoi des Six Nations le 2 février. « Il a bien morflé », nous dit-on.
Ses proches aussi par ricochet. « Max le vit très mal, avoue son ami Giudicelli avec qui il a évolué à Biarritz (2016-2018). Je suis sûr que ça l'a beaucoup affecté et même pendant les matches. Il a reçu des messages inacceptables et intolérables. C'est typiquement ce genre de comportements qui doivent être punis. » L'auteur des faits, s'il est majeur, risque deux ans de prison et 30 000 euros d'amende. Encore faut-il que les victimes portent plainte...
Globalement peu adeptes des démarches administratives, les joueurs ne savent parfois pas trop vers qui se tourner. La cellule ministérielle Signal-Sports et la C3PR (cellule de prévention et de protection des populations du rugby) de la Fédération sont davantage destinées à dénoncer des violences de la vie réelle. Pour mieux s'attaquer aux débordements virtuels, Provale a validé cette semaine, avec quelques mois de retard, le lancement d'une nouvelle plateforme sur son site Internet.
Il suffira aux cyberharcelés de remplir anonymement un formulaire indiquant le canal des insultes et menaces reçues (X, Instagram, Facebook, textos, etc.) puis de rentrer les messages écrits ou vocaux afin de faire leur signalement avant que le syndicat des joueurs ne se porte partie civile. Le coût de pilotage annuel de cette cellule est estimé à plusieurs dizaines de milliers d'euros. « Ils ne doivent pas avoir peur d'en parler ni refuser de porter de plainte, souligne Campistron. Il faut que les langues se délient, que la justice frappe fort et que ça cesse. »