« Depuis quarante ans, dans le rugby, on acceptait, on tolérait, voire on organisait des dérapages », reconnaît le président de la fédération française
Dans un entretien au « Monde », Florian Grill revient sur les conséquences des accusations de viol ayant visé, en Argentine, deux joueurs de l’équipe de France, et sur la menace d’un redressement fiscal qui pèse sur les finances de la fédération.
Propos recueillis par Nicolas Lepeltier
Le Monde
Publié aujourd’hui à 18h31
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Florian Grill tire le signal d’alarme, la Fédération française de rugby (FFR) qu’il préside risque la « cessation de paiements ». La faute à un redressement fiscal qui vise le groupement d’intérêt économique (GIE) chargé des hospitalités (vente de billets VIP et de prestations associées) pendant la Coupe du monde 2023 en France. La facture du Mondial pourrait s’élever à quelque 47 millions d’euros pour la FFR, qui accuse déjà un déficit d’exploitation de 18 millions d’euros (pour un chiffre d’affaires de 130 millions d’euros). Pas question que la fédération paye seule, prévient Florian Grill, qui appelle l’Etat à « assumer ses responsabilités » dans ce dossier.
Rencontré à Paris, jeudi 6 février, à la veille de son départ pour le match de l’équipe de France contre l’Angleterre, samedi 8 février à Twickenham, l’ancien deuxième-ligne se serait bien passé de cette nouvelle affaire après la tournée désastreuse du XV tricolore à l’été 2024, marquée par la mise en examen pour viol aggravé à Mendoza (Argentine), le 12 juillet 2024, des joueurs Hugo Auradou et Oscar Jegou, bénéficiaires d’un non-lieu en décembre 2024 – la plaignante a toutefois fait appel, qui sera examiné les lundi 10 et mardi 11 février.
Des sifflets ont été entendus au Stade de France, le 31 janvier, quand Hugo Auradou et Oscar Jegou sont entrés en jeu contre le Pays de Galles. Comprenez-vous que leur présence en équipe de France continue de faire polémique ?
Je le comprends. Mais dès le premier jour de cette affaire, nous avons écouté la plaignante, parce que le rugby n’est pas hermétique aux maux de la société (violences, violences sexuelles, racisme, homophobie, antisémitisme). Pour autant, nous avons rappelé la présomption d’innocence des deux joueurs et fait confiance à la justice argentine. Il y a eu un réquisitoire unanime des trois procureurs en faveur d’un non-lieu. Et nous avons été clairs depuis le début : s’il y avait un non-lieu, ils étaient sélectionnables. Sinon, n’importe qui accuse l’équipe de France de tout et on la décime.
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Les images de la soirée à Mendoza ont montré un comportement des deux joueurs peu compatible à la fois avec les « valeurs du rugby » et le fait de représenter son pays…
Je suis d’accord. Mais depuis quarante ans, dans le rugby français, on acceptait, on tolérait, voire, dans certains cas, on organisait des dérapages. Nous y avons mis fin. Avant il n’y avait pas de cadre. Maintenant, tous les joueurs et le staff savent qu’il y en a un et que, s’il y a dérapage, il y aura sanction. Nous ne ferons pas de cadeau.
Nous avons vu les vidéos, il n’y a pas deux joueurs qui étaient concernés mais la moitié de l’équipe de France. Je ne vois pas pourquoi j’en aurais pris deux pour l’exemple pour assumer nos propres défaillances. Les quarante années d’absence de cadre, cela fait partie de notre nettoyage des écuries d’Augias. Nous avons une responsabilité et un devoir d’exemplarité vis-à-vis de nos publics et des 80 000 bénévoles de nos 2000 clubs. Pendant la compétition, aucun dérapage n’est toléré. Une soirée de fin de compétition, encore plus si on a gagné, avec grand plaisir. On ne va pas supprimer la troisième mi-temps.
Melvyn Jaminet a été suspendu trente-quatre semaines pour des propos racistes tenus lors de cette même tournée estivale 2024. Quand sa sanction se termine-t-elle ?
Il avait la possibilité de la réduire de huit semaines avec des travaux d’intérêt généraux, qu’il est en train de suivre. Il a assumé la sanction.
Sera-t-il de nouveau sélectionnable ?
C’est compliqué parce que dans son cas, la faute est avérée. Je ne lui reproche pas la troisième mi-temps, puisque je ne la reproche à personne. Mais les propos racistes sont là, il n’y a pas de doute. Ils sont inacceptables dans l’absolu, ils le sont encore plus avec le coq sur la poitrine.
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Autre dossier, le redressement fiscal dont fait l’objet le GIE mis en place pour la Coupe du monde, et dont la FFR détient 55 %. Quel sera l’impact sur vos finances ?
Le GIE et la FFR vont contester ce redressement. Nous avons soixante jours pour le faire, jusqu’au 23 février. Nous sommes partis pour dix ans de procédure. Dans l’intervalle, nous pouvons espérer redresser la fédération, voire obtenir un jugement favorable qui remettra en cause la pertinence de ce redressement. Mais le vrai sujet, c’est aussi combien nous allons devoir provisionner. Cela va dégrader très fortement nos comptes, déjà considérablement dégradés.
La Cour des comptes conclut, dans un rapport provisoire que « Le Monde » a consulté, à un défaut de contrôle de la part de l’Etat et de la FFR dans l’organisation de la Coupe du monde.
C’est un peu fort de café de nous faire payer l’intégralité de l’absence de suivi alors que le contrôle était censé être exercé par l’Etat et la fédération [dirigée jusqu’en janvier 2023 par Bernard Laporte]. Si nous devions payer notre quote-part [dans le déficit final du GIE, estimé à 57 millions d’euros], la FFR serait en cessation de paiements, alors que le rugby porte des enjeux d’éducation, de citoyenneté, de lien social et de santé publique majeurs.
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Tout le monde doit comprendre que l’heure est grave. Nous ne pouvons pas demander à la fédération seule de payer les conséquences d’une inconséquence collective. Donc je demande à l’Etat d’assumer sa part de responsabilité dans le dossier.
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Vous aviez une réunion avec Matignon, mercredi 5 février, sur le sujet. Comment le message a-t-il été reçu ?
Tout le monde comprend qu’il y a eu des défaillances. Il faut trouver les solutions. Les déclarations d’amour, on les a, mais j’aime encore plus les preuves d’amour. Nous avons besoin de « soutien dans l’axe » comme on dit. Parce que 18 millions [d’euros] nous pouvons, 57 millions nous ne pouvons pas.
Comment comptez-vous résorber le déficit d’exploitation de 18 millions d’euros de la fédération ?
Nous négocions comme des chiens mais nous y arrivons. Nous espérons des recettes supplémentaires des négociations sur le Stade de France et aussi une meilleure répartition des revenus du Tournoi des six nations : la France apporte 26 % des recettes du tournoi et n’en touche que 16 %, les Anglais 31 %. Nous avons expliqué au [comité organisateur des] Six nations que la France ne peut pas durablement être la grande perdante d’un contrat qui a été signé par mon prédécesseur et qui n’a pas de sens. Il y a aussi tout le travail que nous faisons avec World Rugby [la fédération internationale de rugby] pour les inciter à plus redistribuer ou à revoir des formats de compétition.
Après, tout le monde fait des efforts. Nous n’avons pas remplacé tous les départs de salariés [la FFR emploie 350 personnes, dont 250 à des postes administratifs]. Nous avons lancé un plan de renégociation avec nos fournisseurs. Les joueurs du XV de France ont accepté une baisse de leurs primes de matchs [estimée au total à quelque 3 millions d’euros].
Sur les 18 millions [d’euros] de déficit d’exploitation, nous avons identifié à peu près 14 millions [de sources d’économies et de nouvelles recettes], nous remontons la pente. Par contre, si nous prenons une bombe nucléaire sur la tête avec le redressement fiscal, c’est impossible. Nous ne sommes pas magiciens, nous ne pouvons pas grimper la face nord de l’Everest avec un sac de cailloux sur le dos et des gens qui nous rajoutent des cailloux.
Comment les négociations avec le futur exploitant du Stade de France se passent-elles ?
Elles ont été très dures, tant avec Vinci qu’avec GL Events quand nous discutions avec les deux. Puis, une fois que l’Etat a choisi GL Events, nous avons poussé plus loin avec eux [le tribunal administratif de Montreuil a rejeté, jeudi 6 février, la demande de Vinci d’annuler la procédure d’attribution]. Nous avons été très fermes depuis le début, avec la détermination des gens au bord du gouffre. Nous avions quatre conditions dans nos discussions avec GL Events. Elles ont été respectées.
Nous ne voulions faire que quatre matchs par an, et ne pas reproduire ce qui a été fait lors de la tournée d’automne contre le Japon à cause de l’obligation contractuelle. Nous avons mis 50 000 personnes dans le Stade de France et pas gagné d’argent. Dans n’importe quel stade de province, nous aurions gagné de l’argent.
Nous avons également dit « OK » pour un contrat de trente ans, mais en obtenant une clause de sortie à douze ans. Par ailleurs, nous voulions des taux de reversement sur les loges et les hospitalités conformes à ce qui nous est proposé en province, ainsi qu’un loyer fixe considérablement réduit, qui permette de dégager de la marge.
Je ne peux pas vous donner de chiffres. Mais sur nos 18 millions de déficit d’exploitation, le dossier Stade de France nous permet d’en couvrir pas loin d’un tiers. Le rugby à lui seul représente 40 % des revenus directs (et 50 % indirects) du Stade de France. Donc il faut que l’Etat l’entende. Je pense qu’il a très envie qu’on signe. Mais nous n’avons pas encore signé…
« Les résultats n’ont jamais guidé mes décisions »
« On a envie de gagner, c’est une certitude. » Si le président de la Fédération française de rugby, Florian Grill, déclare partager l’attente du petit monde du ballon ovale de voir l’équipe de France remporter le Tournoi des six nations 2025, il refuse d’en faire un objectif assigné au XV tricolore. « Je n’ai jamais donné d’objectif, et je n’en donnerai jamais », avance-t-il, ajoutant ne croire « qu’au travail et à la résilience », et se disant persuadé que « les résultats n’en sont que des conséquences, pas des objectifs ». Reste que les Bleus sont en manque de titres, en particulier dans le Tournoi (un Grand Chelem en 2022). En cas de non-succès cette année, M. Grill écarte une remise en cause du sélectionneur, Fabien Galthié, en place depuis l’automne 2019. « Les résultats n’ont jamais guidé mes décisions. Ce que je regarde, c’est : est-ce que ça bosse bien ? », déclare-t-il, ajoutant : « Je n’ai aucun doute là-dessus. Ça bosse incroyablement bien. »