Quoi qu'il arrive, il voudrait surtout que son expérience serve à ces joueurs plus jeunes que lui ou plus mal lotis qui, parfois, par inconscience ou aveuglés par l'enjeu, prennent des risques pour leur santé. Il prévient qu'il faut écouter ses sensations, « un mal de tête, une perte de confiance, une fragilité », et les prendre comme des signaux d'alerte. « Pour continuer à jouer, on peut cacher ces symptômes au médecin et aussi à soi-même. Je l'ai fait quelques fois. Aujourd'hui, je dis à mes coéquipiers que quelques semaines d'arrêt valent mieux qu'une carrière terminée, ou pire encore... »
« Depuis quelques années, la commotion cérébrale est devenue la blessure la plus fréquente du rugby. Vous en avez subi quatre en quatorze mois, dont la dernière, en janvier, alors que vous sortiez de trois mois d'arrêt. Quel est votre regard sur ce sujet délicat ?
Pour avoir subi plusieurs commotions depuis mes débuts, au moins huit, j'ai réalisé que leur détection est très compliquée. Et que c'est très difficile aussi, même quasi impossible, de savoir quand on est guéri.
Quand vous parlez de détection, vous voulez dire que le test HIA1 (voir ci-dessous), effectué en cours de match, n'est pas efficace ?
À chaque commotion que j'ai faite, si j'avais voulu retourner sur le terrain, j'y serais allé. Selon moi, ce test n'est pas fiable car j'ai presque toujours répondu correctement aux questions. Une seule fois, je n'ai pas réussi : je ne me souvenais de rien entre le moment du choc et celui où je m'étais retrouvé en tribunes. Mais toutes les autres fois, cela ne m'a posé aucun problème. On te demande de répéter des mots et c'est souvent la même liste. Là, je m'en souviens presque : pile, orange, baignoire, hérisson. Il y en a une deuxième, avec hippocampe et ceinture. C'est simple de retenir cinq mots, même en étant commotionné. Dire des chiffres à l'envers aussi.
Il y a aussi des questions sur d'éventuels symptômes : nausées, maux de tête...
Le problème, c'est qu'ils apparaissent souvent plusieurs heures après le choc. Je viens d'en discuter avec l'un de mes coéquipiers qui sort de chez le spécialiste : ses symptômes sont apparus aujourd'hui pour un choc d'il y a trois jours. Sur le coup, à part le champ de vision un peu rétréci, on est tellement plein d'adrénaline qu'on ne ressent rien d'autre.
« J'ai entendu dire que certains joueurs, pour ne pas perdre leur contrat ou pour garder leur place, apprennent par coeur les listes de mots »
Donc, à chaque fois, vous êtes retourné sur le terrain ?
Au début, je l'ai fait. Lors de ma première saison en Pro D2 (2012-2013), contre Tarbes, je prends un coup, je me relève, je tombe, deux fois. Je voulais rester mais on m'a sorti pour faire le test. Je l'ai réussi et j'ai fini le match. Le lundi, le professeur Decq, le neurochirurgien référent pour le club de Massy, confirmait la commotion. Après, j'ai peu à peu perdu confiance en ce test. Quand notre médecin me demandait si ça allait après un choc, je disais tout de suite non et même si je réussissais le test HIA1, je ne retournais pas sur le terrain. Le problème, c'est que les joueurs veulent souvent reprendre leur place et que les médecins n'ont aucun argument à leur opposer s'ils passent le test avec succès.
On imagine que peu de joueurs renoncent d'eux-mêmes à retourner sur le terrain...
J'ai fini par comprendre qu'à force, c'est sa carrière qu'on met en jeu. Mais je pense comme ça à cause de ce que j'ai vécu et aussi parce que je suis à Massy depuis douze ans, que j'ai la chance d'être capitaine et que, si je m'arrête trois mois, je ne perdrai pas ma place. Quand tu es jeune, tu ne peux pas penser comme ça, tu prends le risque de continuer alors qu'il ne faudrait pas. J'ai entendu dire que certains joueurs, pour ne pas perdre leur contrat ou pour garder leur place, apprennent par coeur les listes de mots. Ils pensent que la plupart des chocs sont anodins. C'est vrai que tous les coups ne sont pas des commotions, mais ces chocs-là, qu'on appelle sub-commotions, s'ils ne posent pas de problème sur un cerveau sain, peuvent être problématiques sur un cerveau qui n'a pas récupéré d'une commotion précédente. Ce n'est pas simple. C'est une blessure tellement particulière, tellement invisible.
Décider de quitter le terrain, c'était toujours facile ?
Non. Sur des matches, j'ai subi des chocs qui ont déclenché des maux de tête et je n'ai rien dit car on jouait le maintien. La responsabilité du joueur, elle s'arrête quand il y a de l'enjeu. Je voudrais que nous, les joueurs, dépassions cette notion, qu'on dise non, notre vie est plus importante.
Vous évoquiez également la guérison, cette difficulté de savoir quand on est apte à reprendre. Vous avez d'ailleurs été arrêté plus de trois mois (du 27 septembre 2018 au 11 janvier 2019) et avez subi une nouvelle commotion dès votre retour...
Oui, dès le premier match, j'ai repris un choc, sur un plaquage. Pas un gros choc pourtant. En plus, j'avais beaucoup travaillé mon côté de tête pour éviter de me faire mal, j'étais du bon côté et ce n'était pas le plus gros gabarit en face : le numéro quinze, le plus maigre de l'équipe.
Comment avez-vous réagi ?
En septembre, lors de la commotion précédente, je n'avais pas du tout eu mal à la tête. Juste un trou noir de deux secondes. Là, j'étais conscient mais, en me relevant, j'ai titubé et eu mal à la tête. J'ai tout de suite décidé de sortir. J'étais en colère. Je n'avais plus envie d'entendre parler de rugby. Je me disais : J'ai trop donné, je n'ai pas envie de finir dingo. J'avais décidé de ne plus regarder de matches, de ne plus aller voir mes copains s'entraîner, rien. Bon, après réflexion, j'ai décidé de me donner une dernière chance. Je fais à nouveau du sport, muscu, CrossFit. Je reprendrai le rugby cet été, et les contacts début août. Si je ressens à nouveau des maux de tête, ce sera la fin pour moi. Pourtant, physiquement, je me sens bien. Je me voyais continuer jusqu'à quarante ans...
Avec le recul, ces trois mois d'arrêt n'étaient pas suffisants ?
Quand j'ai repris, il me restait quelques symptômes, des maux de tête de temps en temps. J'avais essayé de me convaincre que c'était psychologique, mais ça ne l'était pas.
« Pendant des semaines, tu ne sais pas, tu es seul avec ton doute : "Est-ce que c'est bien réel ou est-ce que c'est dans ma tête ?"»
Aviez-vous obtenu un feu vert médical pour reprendre ?
Le professeur Decq m'avait arrêté trois mois et, avec la période des fêtes, cela faisait un peu plus. Je me suis dit que c'était bon. Je suis retourné sur le terrain de mon propre chef, sans prendre la peine d'effectuer une contre-visite. Je me disais que, comme lors du rendez-vous précédent, tous mes tests seraient bons : IRM, réflexes, mémoires. Selon le neurochirurgien, mes douleurs à la tête venaient plutôt du stress, je "psychotais" un peu. Ce n'est pas faux : quand on est commotionné, on guette le moindre symptôme. À chaque instant, du lever au coucher, j'essayais de voir si j'avais mal à la tête ou pas. Comme c'est une blessure fantôme, il n'y a rien sur les images. Il m'a conseillé de me détendre, et j'ai fait trois séances de sophrologie...
Depuis, vous avez vu un autre spécialiste ?
Oui, le docteur Chermann (neurologue et spécialiste des commotions dans plusieurs sports, dont le rugby, le football et le judo), pour avoir un deuxième avis. Le professeur Decq est carré, scientifique. C'est un neurochirurgien, il veut des faits, et si l'imagerie et les tests sont bons, c'est que ça va. Le docteur Chermann a une autre approche, axée sur le ressenti du joueur, son état psychologique, sa confiance. C'est aussi lui qui a arrêté Geoffrey Sella (un autre joueur de Massy) jusqu'à la fin de saison.
Massy compte aujourd'hui deux joueurs arrêtés pour plusieurs mois, c'est rare...
Peut-être. Ou alors, ailleurs, des joueurs continuent de jouer sans se rendre compte du risque. Geoffrey, s'il ne m'avait pas parlé de ses symptômes, je ne l'aurais pas orienté sur le docteur Chermann, et il jouerait encore. Pourtant, il a depuis le mois de décembre une impression d'être au ralenti, une appréhension. Il était soulagé qu'on lui dise qu'il devait s'arrêter, même s'il est dans l'incertitude pour la suite de sa carrière. Quand on souffre de commotions, cela fait du bien d'entendre quelqu'un mettre des mots sur son mal-être. Pendant des semaines, tu ne sais pas, tu es seul avec ton doute : "Est-ce que c'est bien réel ou est-ce que c'est dans ma tête ?" Quand tu entends un professionnel dire que c'est normal, tu te sens compris. Tu te dis : je ne suis pas fou.
Pensez-vous parfois aux répercussions sur votre vie future ?
Il y a un film, Seul contre tous(qui raconte le combat du docteur Omalu pour faire reconnaître les commotions dans le football américain), dont tout le monde me parle. Je ne l'ai jamais vu mais je crois qu'un des mecs tue sa femme après une crise provoquée par les commotions. Un autre s'arrache les dents et les recolle à la Super Glue au fond des bois... C'est comme si je l'avais vu en fait ! (Rires.)Mais je ne crois pas qu'on en soit là. Le problème, c'est de savoir s'arrêter. Un autre film, The Rider, où le rôle du champion de rodéo est joué par le véritable personnage, et qui raconte le chemin pour trouver une autre raison de vivre. Le gars, suite à une chute, a subi une énorme commotion. Au bar, ses potes le chauffent : "Ce n'est pas des migraines qui vont t'arrêter." Alors il essaie, il a des maux de tête, il vomit, sa main se bloque. Il faut tout ça avant qu'il renonce...
Et vous ?
L'an prochain, je reprends quoi qu'il arrive ma licence STAPS. Autour de moi, dans ma famille, parmi mes coéquipiers ou les supporters, pas mal de monde me dit d'arrêter. Je tente un dernier coup, pour ne rien regretter, mais je ne prendrai pas de risques inconsidérés. »