FRANCE – ENQUÊTE ( Médiapart)
Rugby : des droits à l’image versés dans des paradis fiscaux
21 septembre 2023 | Par Laurent Mauduit et Antton Rouget
L'arrivée massive de stars internationales dans le championnat de France de rugby s'est accompagnée d'un autre phénomène: le paiement de leur droit à l'image à l'étranger, parfois dans des paradis fiscaux, ainsi que le montrent des mails et contrats consultés par Mediapart pour des joueurs du Racing 92, dans les Hauts-de-Seine.
La ficelle est connue de beaucoup dans le cénacle des agents et patrons de club de rugby. Mais en parler ouvertement revient à écorner un peu plus l'image du rugby français et de ses "valeurs" inébranlables, tant vantées en cette période de Coupe du monde, qui le protégeraient des dérives du foot business et de sa financiarisation.
À l'instar de montages largement utilisés par les stars du football, même si les montants en jeu sont bien moins importants, des joueurs internationaux de rugby se font verser une partie de leur rémunération, et notamment les droits à l'image, à l'étranger pour des raisons réglementaires ou fiscales.
Des mails et contrats consultés par Mediapart mettent en lumière cette réalité en montrant comment un club parmi les plus connus du championnat de France, le Racing 92 (Hauts-de-Seine), propriété de l'homme d'affaires Jacky Lorenzetti a permis que les droits à l’image de certains de ses joueurs soient payés par une société basée à Hong Kong, qui dispose de plusieurs antennes dans des paradis fiscaux, notamment aux îles Vierges britanniques.
Selon nos informations, cette structure, nommée Kimma Management Corporation Limited, a conclu plusieurs contrats de ce type avec Ovalto, la société d'investissement autour de laquelle Jacky Lorenzetti a construit un véritable empire dans l'immobilier et l'hôtellerie, puis dans le sport et enfin dans le vin, notamment avec le rachat de plusieurs vignobles dans le Médoc, dont le célèbre Château-Pédesclaux à Pauillac (Gironde).
Kimma Management est implantée à Hong Kong, mais dans certaines correspondances entre cette société et Ovalto auxquelles nous avons eu accès, une autre adresse apparaît, à Tortola, aux îles Vierges britanniques. Cette société est contrôlée par une holding dénommée Liberation Group, inscrite, elle, à l’île Maurice, mais qui a aussi des antennes à Hong Kong, Malte et Singapour. De son côté, le principal dirigeant de Kimma, dont le nom apparaît en signature de plusieurs documents, est un dénommé Rhett Groom, qui se déclare résident à Malte tout en gérant des family offices à Genève.
Daprès le schéma que nous avons reconstitué, Ovalto a passé ces dernières années des contrats avec Kimma portant sur l'exploitation des droits à l'image de joueurs du Racing 92. Dans un deuxième temps, Kimma a signé la cession des droits à l’image directement avec les joueurs concernés. Ceux-ci ont donc été rémunérés en bout de chaîne, loin des regards des autorités françaises.
Un tel système peut présenter un double avantage. D’abord vis-à-vis du "salary cap", système de plafonnement de la masse salariale pour éviter les écarts trop grands entre les clubs. Depuis la saison 2010-2011, les clubs sont tenus de déclarer pour chaque exercice à la Ligue nationale de rugby (LNR) tous les revenus associés à la rémunération de leurs joueurs, droits à l’image compris, pour ne pas dépasser un plafond d'environ 10 millions d’euros.
Dans ce cadre, les paiements dans des places financières exotiques limitent inévitablement les capacités de contrôle, personne ne sachant in fine combien le joueur touche réellement à l'étranger. "La totalité des sommes versées à la société Kimma par Ovalto a été déclarée à la Ligue nationale de rugby dans le cadre du contrôle du salary cap", indique la société de Jacky Lorenzetti à Mediapart. Mais rien n'empêche ensuite Kimma de verser des émoluments bien supérieurs aux montants prévus dans ce contrat initial, sans que personne ne puisse le vérifier.
Les discussions autour du respect du salary cap ont été, ces dernières années, marquées par l'amende record de 3 millions d’euros infligée en août 2020 au président du club de Montpellier (MHR), Mohed Altrad, par ailleurs condamné en première instance dans l’affaire Bernard Laporte. Jusque-là, le contournement de la règle était une sorte de sport national, au vu et au su de tout le monde. "C’est comme le dopage dans le Tour de France: il y a les dopés qui se font attraper, et ceux qui ne se font pas attraper", ironisait en février 2020 l’ancien président du Rugby Club Toulonnais Mourad Boudjellal, reconnaissant lui-même pratiquer de "l'optimisation".
Pour mettre un frein à cette pratique répandue et sanctionner lourdement le MHR, la Ligue nationale de rugby a pu déterminer en 2020, sans pour autant retracer les montages incriminés, que la masse salariale déclarée par le club ne collait pas à la qualité de son effectif, alors peuplé d'internationaux de renom, notamment en provenance d'Afrique du Sud. L'épisode a créé un électrochoc. "L'amende infligée à Mohed Altrad, et sa publicité, ont mis un frein aux stratégies de contournements du salary cap", affirme un connaisseur à Mediapart.
En revanche, le passage par des sociétés offshore pour le paiement des droits à l’image présente toujours d’autres avantages, notamment fiscaux, comme le montrent les documents consultés par Mediapart pour la signature de l’international Springbok (le nom de la sélection sud-africaine) Johan Goosen au Racing en 2014. Pour rejoindre le club francilien, ce demi d'ouverture réputé a signé le 30 mai 2014 un contrat concédant à Kimma l'exploitation de ces droits à l'image, dans le prolongement de l'accord-cadre conclu entre Kimma et Ovalto. D'après des échanges que nous avons pu consulter, ce montage avait clairement pour but d'alléger la charge des impôts et des cotisations sociales auxquels aurait pu être astreinte la rémunération apportée à ce joueur, si elle avait été versée en France. C'est en tout cas de cet argument que joue Jason Smith, qui est l'agent du joueur Johan Goosen, pour le convaincre d’accepter le "deal" passé avec Kimma.
Dans un mail à l'attention du joueur, l'agent lui présente le contrat avec Kimma en lui faisant valoir que la société est digne de confiance, alors que certaines de ses concurrentes ont subtilisé l’argent des joueurs. Autre argument: "Kimma s'assure également que les documents sont bien établis pour vous protéger des autorités fiscales."
Et comme le joueur rechigne visiblement à travailler avec cette société, qui prélève des honoraires équivalents à 7% des droits à l'image versés au joueur, l’agent avance cette explication: "Kimma ne réduira pas ses honoraires. Ils facturent en fait à la plupart de leurs clients bien plus que 7%. L'administration offshore est très coûteuse pour les entreprises car elle réduit l'exposition fiscale. Sur 380 000 euros, la taxe serait bien supérieure à 7%." Sous-entendu: le système permet d’échapper massivement à l'impôt et ces honoraires de 7% sont vraiment un moindre mal.
Les versements de droits à l’étranger représentent aussi un enjeu du point de vue des cotisations sociales. L'Urssaf engage périodiquement des procédures pour obtenir la requalification de contrats de droit à l'image en contrat de travail, au motif que la loi plafonnant la rémunération du droit à l'image à 30% de la rémunération brute versée à un sportif professionnel n’a pas été respectée. Mais dès lors que les versements se font dans un paradis fiscal, tout devient opaque.
Ce système peut également représenter un avantage certain pour les agents de joueurs, dont la profession est réglementée, et dont les rémunérations sont encadrées par la Fédération française de rugby afin que leurs honoraires ne dépassent pas un pourcentage du salaire des joueurs. Dès lors, les transactions à l'étranger peuvent représenter des rémunérations complémentaires échappant à ce barème pour les agents de joueurs, qui sont souvent les opérateurs des montages, comme ce fut le cas pour la star du football Cristiano Ronaldo, dont Mediapart avait révélé qu'il cachait 150 millions d’euros, et qui a été reconnu coupable de fraude fiscale.
En dehors de Johan Goosen, quels joueurs ont bénéficié de Kimma, dont l'antenne hongkongaise a été active jusqu’en 2021? Auprès de Mediapart, un responsable de la société Ovalto nous a fait savoir que seuls deux joueurs du Racing étaient concernés: Johan Goosen, présent au club de 2014 à 2017 avant de rejoindre Montpellier, ainsi que Brian Mujati, autre international Springbok ayant porté le maillot du Racing de 2013 à 2015.
Au total, Ovalto a réglé 726 500 euros à Kimma sur une période allant de 2013 à 2016, a indiqué la société d'investissement de Jacky Lorenzetti à Mediapart, en précisant que ce montage passant par la société hongkongaise a été fait par les joueurs. Le représentant de Kimma et l'agent de Johan Goosen n'ont pour leur part pas répondu à nos questions.
D’autres clubs ont-ils eu recours à Kimma? Au sein du conseil de surveillance d'Ovalto, une autre personnalité retient l’attention: Olivier Ginon, l'actionnaire principal de la société GL Events, très influente société spécialiste de l'évènementiel, prestataire d'innombrables manifestations internationales, notamment sportives comme les Jeux olympiques au Japon en 2021 ou encore la Coupe du monde de rugby de 2023 (dont le groupe est sponsor officiel). Via GL Events, Olivier Ginon est le patron d'un autre club de rugby célèbre, le Lyon olympique universitaire (LOU), un autre ténor émergent du "Top 14".
Olivier Ginon est aussi connu pour avoir été l'un des soutiens de la première heure d’Emmanuel Macron, auquel GL Events a accordé d’importantes ristournes lors de sa campagne présidentielle, comme Mediapart s'en était fait l'écho.
Depuis, le chef de l'État n’a cessé de lui manifester sa reconnaissance et son amitié. Pas plus tard que le 8 septembre dernier, à l’occasion d'une cérémonie privée, il lui a ainsi remis en personne à l’Élysée, en présence de la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra, l'insigne de chevalier de la Légion d'honneur. Et les deux amis ont ensuite participé au repas organisé à l’Élysée en l'honneur des "chefs" les plus réputés de la cuisine française.
Sollicité par Mediapart, Olivier Ginon a répondu par l'intermédiaire de son avocat Me Jean-Marc Fédida, en nous menaçant de poursuites judiciaires et en assurant qu'il n'a pas connaissance de liens de quelque nature que ce soit entre les sociétés Ovalto et Kimma Management Corporation".