
Le bâtiment a poussé ces derniers mois sur la friche laissée par la cité Gagarine d'Ivry-sur-Seine et, à deux pas, une fresque murale à la dominante rouge communiste, avec ses lettres cyrilliques, sa faucille et son marteau, son cosmonaute au casque siglé « CCCP », rappelle aussi bien ces anciennes HLM de banlieue que le héros spatial de l'URSS. L'immeuble lui-même de l'ANS, l'Agence nationale du sport, est encore harnaché de quelques engins de travaux qui camouflent son entrée. Et si, dans ces étages propres, Jean-Marc Lhermet hésite quelques secondes sur le couloir à emprunter pour regagner son bureau, c'est qu'il débarque lui-même d'une lointaine planète.
Car avant de prendre ses quartiers, à la fin de l'été, dans la structure pilotée par Claude Onesta qui doit relancer l'olympisme français avant les JO de Paris 2024, il venait de passer trente-quatre ans à l'ASM Clermont-Auvergne. « Trente-quatre ans de passion, où tu mets tes tripes », s'emballe-t-il. Il aura tout connu de l'institution ovale montferrandaise. Le terrain d'abord, comme joueur, un troisième-ligne complet appelé en équipe de France, et capitaine qui, pour son dernier match pro, menait encore ses troupes au Stade de France pour la finale du Championnat, en 1999.
Puis, une fois les crampons raccrochés, pratiquement tous les postes, d'attaché de presse à directeur sportif, avec un moment de gloire - le premier Brennus des Jaune et Bleu décroché dans la liesse en 2010 - et un jour de disgrâce quand, après 2016, il fut éloigné du coeur du pouvoir sportif.
« Je me suis toujours dit que dès que je sentirais qu'il fallait passer la main, ça ne servirait à rien de s'accrocher. Et là, j'ai senti ça. »
Trois décennies et autant d'aventures qui ont donc pris fin non sans un pincement au coeur, même si, avec lucidité, il clamait dans nos colonnes, dès 2015 : « Je ne suis pas marié à l'ASM ! ».« J'avais toujours ça en tête, précise-t-il six ans plus tard. Dès que René Fontès, qui était président, m'a rappelé en 2004, j'avais dit à ma femme Florence que c'était super mais que ça pouvait mal se terminer, et peut-être dès demain. Je me suis aussi toujours dit que dès que je sentirais qu'il fallait passer la main, ça ne servirait à rien de s'accrocher. Et là, j'ai senti ça : le président Jean-Michel Guillon (arrivé à l'été 2020) n'avait pas de proposition claire pour moi, c'était donc le moment. »
L'homme est pudique, il laisse juste filtrer que la césure n'a pas été si facile, mais il relève vite le regard quand il aperçoit, à travers la cloison vitrée de la mini-salle de réunion où il nous reçoit, la silhouette massive de Yannick Szczepaniak. « Ça fait du bien de voir d'autres personnes ! J'étais dans le microcosme du rugby pro, et là, d'apercevoir ce lutteur médaillé olympique... c'est une richesse ! » Dont il a eu un premier aperçu avant les Jeux de Tokyo pour son premier contact avec Onesta, qui a imaginé la mission qu'il mène actuellement. « Dans son projet Ambition Bleue, Claude veut élargir les ressources d'expertise de haut niveau en sollicitant les clubs pros. Il faut aller vite, on n'a que trois ans pour réussir Paris 2024, alors qu'on est dans une dynamique pas aussi satisfaisante qu'on le souhaiterait. Des structures de haute performance existent déjà comme l'Insep ou les Creps. Il faut compléter ce maillage avec les clubs pros dont les athlètes qui le souhaitent pourraient solliciter le préparateur mental, le nutritionniste, les accès aux soins, etc. »

S'il espère voir ce réseau opérationnel à l'été prochain, Lhermet sent qu'il va falloir ménager des susceptibilités. Un art qu'il manie depuis la fin des années 1990, quand il a créé le SNJR, le premier syndicat des joueurs de rugby, ancêtre de Provale. « Sa tâche n'était pas simple, se souvient l'avocat Romuald Palao, qui l'a aidé à lancer le syndicat, avec Émile Ntamack. Il fallait faire accepter notre présence à la Ligue et aux joueurs. La personnalité consensuelle et posée de Jean-Marc a permis de tempérer les comportements les plus récalcitrants. Avec ses convictions ancrées, il était hyper crédible. »
L'expérience a fait naître en lui l'envie de mieux connaître le fonctionnement des institutions du sport, apprivoisé dans la première promotion du Centre du droit et de l'économie du sport à Limoges, en 2000, mais son alliage de droiture et de tempérance ne lui a pas toujours valu que des amis. Comme dans le vestiaire de l'ASM, où les plus revendicatifs de ses anciens partenaires pouvaient maudire sa modération. Il ne se les mettait pas dans la poche non plus en n'écumant pas les troisièmes mi-temps, lui qui n'entendait pas sacrifier son boulot d'ingénieur, continué chez Michelin pendant toute sa carrière sportive, ni sa famille, père attentionné de Cléo, Thelma et Emie, rejointes en 2007 par Noé, adopté aux confins de l'Oural russe.
Plus tard, quand la rivalité sportive entre l'ASM et son Rugby Club Toulonnais était à son comble, Mourad Boudjellal le titillait en lui reprochant de ne pas être très « rock'n'roll ». Et c'est vrai que Lhermet n'ira pas se damner pour un bon mot et que quand le photographe lui a demandé, pour cet article, de poser d'un air décontracté, il est resté un peu raide. Ce même homme « pas rock'n'roll » s'est pourtant improvisé DJ « Juan Marco », au début des années 2000, dans le bar de nuit qu'il avait ouvert avec son ex-coéquipier Frédéric Sentenac.
1987 : dispute son premier match avec Montferrand, en Challenge Yves-du-Manoir, contre le Creusot.
2004 : devient directeur sportif de l'ASM.
2021 : quitte pour la première fois le giron auvergnat pour l'ANS, l'Agence nationale du sport.
« Ça s'appelait le Bibina con gaz, retrace cet ancien deuxième-ligne. Un soir par semaine, il jouait de la musique latine. J'étais un guerrier de la nuit, du genre à descendre une bouteille de vodka en une demi-heure, et lui était l'opposé. Je le faisais rire, il était là pour me calmer. Comme sur le terrain ! Jean-Marc, c'est quelqu'un de bien, d'honnête, humain. Je ne l'ai jamais vu faire un mauvais match. Et je l'avais connu dès 1986-1987... Il était splendide ! Il avait les traits fins, il n'avait pas pris tous ces pètes sur le visage, c'était un jeune premier ! »
On cherche à gratter ce vernis, en repensant à sa querelle avec Vern Cotter, l'entraîneur emblématique du premier Clermont à gagner (en 2013 après la finale de Coupe d'Europe perdue, celui-ci avait critiqué sévèrement le recrutement), ou à sa mise à l'écart plus récente au profit de Franck Azéma qui, après 2016, avait récupéré ses prérogatives. « Mais Jean-Marc est toujours resté à sa place, il ne m'a jamais pénalisé, assure l'ancien coach des Auvergnats. Oui, il est consensuel mais pas par peur du conflit, parce que c'est son éducation. Il ne cherche pas à diriger pour diriger, il aime juste être acteur d'un projet, créer, innover, il prend plaisir à réfléchir et à imaginer. »
C'est exactement ce que l'ANS lui demande. « Le timing et le poste sont parfaits pour lui, confirme Florian Grill, président de Ligue régionale Île-de-France de rugby. Jean-Marc est précis et méthodique, il a été très précieux pour construire notre programme Ovale Ensemble. » Quand Grill est devenu candidat à la présidence de la Fédération française de rugby, Lhermet a participé à l'élaboration de la feuille de route de ces opposants à Bernard Laporte. Il continue, comme élu, à siéger au comité directeur de la FFR et garde un oeil sur ces affaires ovales. Impossible de tirer un trait sur le sport qui l'a construit.
Comme il lui est difficile de réprimer un « nous, à l'ASM », quand son discours se fait plus palpitant. « Je le dirai toujours », assume-t-il dans un sourire. On peut alors lui glisser un conseil : quand la nostalgie de son ancienne maison se fait trop forte, qu'il jette un oeil vers les deux premiers anneaux du mouvement olympique. Leurs couleurs familières devraient lui réchauffer le coeur et lui donner l'élan pour replonger dans le projet Paris 2024.