Il a été le gourou défensif du pays de Galles pendant onze ans (2008-2019) et a contribué à en faire une équipe qui gagne. Shaun Edwards garde une tendresse pour la principauté, où réside sa belle-famille et où il a passé quelques jours après la victoire en Écosse (17-36, le 26 février), mais il est en mission pour l'équipe de France depuis 2020 : lui transmettre sa culture de la défense et sa science de la gagne. Joint jeudi à Cardiff, il est revenu sur ces deux piliers de sa carrière d'entraîneur.
« C'est toujours un moment particulier pour vous, de revenir au pays de Galles ?
Je me souviens, la dernière fois, il y a deux ans, c'était un moment d'émotion. Quand je suis arrivé au stade, au sommet des escaliers qui mènent aux vestiaires, j'ai tourné à droite, vers celui du pays de Galles, et non à gauche... Ce genre de réactions ! Mais on avait eu une belle victoire (23-27), la première depuis dix ans je crois. Je m'étais totalement concentré sur l'équipe de France, mais après le match, même si j'étais très heureux de notre victoire, je n'étais pas descendu sur la pelouse pour fêter ça, juste par respect pour les Gallois qui m'avaient si bien accueilli pendant toutes mes années là-bas.
Le Millennium est un stade dont vous avez toujours loué l'ambiance...
(Il interrompt.) Oui, et on pourrait comparer ça à l'atmosphère qu'on a eue quand on a battu la Nouvelle-Zélande au Stade de France (40-25), en novembre. Ça m'a marqué ce jour-là, parce que c'était plutôt inhabituel : le public s'est mis à chanter pendant qu'on était en train de défendre ! La plupart du temps, ça crie davantage quand on attaque. Ça a été une source d'inspiration pour moi comme pour les joueurs d'entendre les Français pousser derrière l'équipe aussi bien quand on défendait que quand on attaquait.
Fabien Galthié a souvent parlé du succès des Bleus là-bas en 2020 comme d'un moment fondateur. Cette année, la pression sur vos épaules est-elle encore plus forte ?
On joue contre le champion en titre, chez lui. C'est un défi pour nous ! J'ai toujours eu le sentiment que l'équipe à battre du moment, c'était le tenant du trophée. Et c'est le pays de Galles ! Ils récupèrent en plus certains de leurs meilleurs joueurs, comme Josh Navidi et Taulupe Faletau.
C'est aussi une rencontre qui va mettre aux prises Gaël Fickou, votre capitaine de la défense, à Jonathan Davies, qui occupait les mêmes responsabilités pendant votre mandat gallois...
Gaël, c'est un leader naturel. Je suis sa carrière depuis 2012, je l'ai vu jouer à Madrid en sélection des moins de 18 ans. À l'époque, j'écrivais des articles pour le Guardian et j'avais dit : "J'ai vu l'avenir du rugby français". Et il avait juste 18 ans ! Alors j'avais une confiance absolue en lui pour devenir le leader de notre défense.
« L'attaque aide la défense, en gardant le ballon, mais la défense aide aussi l'attaque en récupérant rapidement la possession.
La victoire à Murrayfield vous a donné des gages sur l'attitude de l'équipe de France, notamment à l'extérieur ?
Oui. Il y a dans l'équipe un énorme désir d'enfin gagner un trophée. Si on gagne ce match-là, alors on pourra se préparer pour gagner le Tournoi. Fabien a dit quelque chose de très bien au début de la compétition. Il a dit qu'on avait l'espoir. Le match des All Blacks nous a donné ça, l'espoir. On a gagné nos trois premières sorties, et on va jouer les matches 4 et 5 contre les équipes qui ont remporté les deux dernières éditions du Tournoi, l'Angleterre en 2020 et Galles en 2021. Alors on y va humblement mais très déterminés.
Ce besoin de titres a l'air de vous habiter ?
Parce que partout où je suis passé, j'ai toujours gagné des trophées ! Avec Wigan, à XIII. Avec les Wasps : quatre Championnats, deux Coupes d'Europe. Avec le pays de Galles : quatre Tournois. Et là, pour moi, c'est une manière de rendre la confiance que la FFR m'a donnée, et le soutien du public. C'est aussi pour ça que je voulais faire ma première présentation aux joueurs en français, à mon arrivée ! Et ce n'était pas facile, j'ai plus de 50 ans, même si dans ma propre tête j'ai l'impression de n'en avoir que 40. Mais j'étais à la Coupe du monde au Japon, et sur les journées de repos, je restais seul dans ma chambre d'hôtel à écouter les leçons de français, parce que je voulais remercier tout le monde.
Après vos années au pays de Galles, quels sont selon vous les piliers d'une équipe qui gagne ?
Une bonne stratégie de jeu, équilibrée. Un comportement super compétiteur. Une super condition physique. Et des joueurs qui ont un facteur X. Et ça en attaque, pour prendre un intervalle, comme en défense, un énorme plaquage sur ta ligne d'essai pour empêcher l'adversaire de marquer, comme Paul Willemse ou Antoine Dupont en Écosse. Ce facteur X pour dominer ces moments décisifs.

En quoi estimez-vous que la défense française a le plus progressé depuis deux ans que vous l'entraînez ?
J'aime penser que le rugby, c'est une lutte. Une lutte en mêlée, une lutte en touche, une lutte sur les renvois et aussi une lutte dans les rucks. Quand je suis arrivé, on parvenait à provoquer des turnovers. Mais on concédait quand même trop de pénalités. Là, notre dernier match contre l'Écosse, on a récupéré neuf ballons dans les rucks et on a été peu pénalisés. Une vraie réussite ! L'attaque aide la défense, en gardant le ballon, mais la défense aide aussi l'attaque en récupérant rapidement la possession ! Et surtout, la défense aussi marque des points. En quarts de finale à la Coupe du monde 2019, deux essais gallois contre la France (20-19) sont nés grâce à la défense. Et les Bleus, contre la Nouvelle-Zélande, il y a un essai sur interception ou une pénalité gagnée au sol : c'est encore des points créés par la défense. On contribue au score.
« C'est super enthousiasmant pour les supporters, un contre-ruck, n'est-ce pas ? C'est enivrant, même pour moi.
Vos joueurs ne sont-ils pas plus matures dans leur choix de ballons à contester ?
Bonne observation. On voit plus vite et on se met plus rapidement en place mais on a aussi l'intelligence de savoir quand ne pas contester, ce qui est tout aussi vital. On s'améliore là-dessus parce qu'on s'y entraîne tout le temps. Identifier quand on est sur le côté et ne pas y aller, savoir sortir du ruck rapidement pour que les gratteurs attaquent le ballon au sol.
Le contre-ruck est une arme de plus en plus utilisée aussi dans le rugby international ?
Mais c'est plus dangereux pour la défense. Tu impliques plus de joueurs dans le ruck et si tu ne le remportes pas, tu peux vite te retrouver en sous-nombre ! En temps normal, j'insiste sur "Plaqueur + 1". On a donc deux joueurs impliqués dans les rucks, parfois trois, c'est notre stratégie. Si tu ne contestes pas, l'adversaire va garder le ballon et ça sera facile de jouer contre toi. Et c'est quelque chose qui m'horrifierait ! Le contre-ruck, c'est quatre, parfois cinq joueurs. C'est super enthousiasmant pour les supporters, un contre-ruck, n'est-ce pas ? C'est enivrant, même pour moi, qui observe les choses d'un point de vue plus professionnel. Mais si tu n'en ressors pas le ballon, c'est risqué. »