Celles et ceux qui suivent le Top 14 l'ont vu. Et même les autres, ceux qui sont juste rugby friendly. Revenu de sa campagne américaine avec France 7, auréolé d'une médaille d'or récoltée à Vancouver - en attendant de décrocher celle des Jeux Olympiques de Paris dans quatre mois -, l'ancien meilleur joueur du monde (2021) est entré en jeu dès la 4e minute contre l'UBB dimanche dernier (défaite 28-31) au poste qu'on pourrait croire inhabituel pour lui de demi d'ouverture. Pour remplacer au pied levé Thomas Ramos, blessé, et en l'absence de Romain Ntamack dans le quinze, qui débutera sur le banc après huit mois d'absence. À ce poste, le Stade Toulousain, particulièrement sollicité par les Bleus et guère épargné par les blessures, a des problèmes de riches.
Après une courte mais difficile entame pour trouver ses marques, « Super Dupont » est rapidement monté en gamme contre Bordeaux-Bègles. Ce repositionnement à l'ouverture n'était pas une première sous le maillot toulousain. « Considérant les matches qu'il a joués en 10,à l'évidence il y prend du plaisir. Je ne le vois pas y aller à reculons, note Jean-Baptiste Élissalde, consultant rugby pour L'Équipe, en évoquant le retour du capitaine français en Top 14. De toute façon, il est bon partout et il est bon tout le temps. » Pas faux. « Je le compare à Jean Dauger ou à André Boniface, surenchérit son père Jean-Pierre, international rochelais à la mêlée. Il voit très vite le jeu,il le comprend, il sait quoi faire et il peut le faire. Il a le "voir", qui se rajoute au savoir et au pouvoir... »
« Le rapport espace-temps n'est pas le même. Il est plus court à la mêlée. Du coup, il est plus facile de passer de la mêlée à l'ouverture que l'inverse »
Pierre Berbizier, ancien demi de mêlée
Les observateurs avisés n'ont pas oublié que le fils prodigue de Castelnau-Magnoac (Hautes-Pyrénées) est un ouvreur de formation. Ce qui explique en partie pourquoi il brille autant à ce poste qu'à la mêlée. « Quand il est arrivé à Auch en cadets,personne n'avait entendu parler de lui. Mais il s'est vite imposé. Sa puissance était impressionnante. Il gagnait tous ses duels, se souvient Patrick Ducasse, son éducateur en cadets. Je l'ai fait jouer en 10 car plus il avait d'espace, plus il brillait. Il prenait les intervalles, il attaquait de partout. » Une position qu'il continuera d'occuper, mais en alternance. « Je l'ai fait évoluer aux deux postes en fonction des joueurs dont je disposais, ajoute Jean-Marc Béderède, son entraîneur en juniors à Auch. Il a toujours privilégié le collectif et n'a jamais demandé quoi que ce soit pour lui. »
Approché en 2014 par l'entraîneur du Castres Olympique, Serge Milhas (un autre Gersois), ce zébulon montera de 10 à 9, devenant à l'occasion le seul joueur à avoir disputé un match de Top 14 avant ses 18 ans. « À Auch, il était plutôt vu comme un ouvreur mais je l'ai placé à la mêlée car il pouvait créer de l'incertitude très rapidement en étant au plus près de la ligne d'avantage, raconte Milhas. Robuste, rapide, puissant, un gros raffut, un gros plaquage, des appuis exceptionnels : il bloquait deux, voire trois défenseurs,ce qui permettait, après lui, de créer des situations de jeu, des intervalles. » Va pour le 9 ! La suite, vous la connaissez : Castres, une première sélection en mars 2017, le Stade Toulousain quatre mois plus tard, un premier Bouclier de Brennus en 2019, champion d'Europe en 2021.
Il voit ce qui se passe devant lui, il comprend la situation dans laquelle se trouve son demi de mêlée. Il saura s'avancer de deux mètres, s'écarter ou se rapprocher. En fait, il s'adapte à la situation dans laquelle se trouve son demi de mêlée. C'est de cette façon qu'il pèse sur le jeu. Et la compréhension du jeu du demi de mêlée par l'ouvreur est encore plus forte quand celui-ci a joué neuf, ce qui est le cas d'Antoine Dupont. »
Sacré meilleur joueur du monde cette année-là, il est le capitaine des Bleus vainqueurs du Tournoi (Grand Chelem) l'année suivante... À ce jour, l'acmé de sa jeune carrière. À travers lui se pose la question : peut-on plus facilement passer de l'ouverture à la mêlée, ou l'inverse ? Trois-quarts centre international juniors au côté de Didier Codorniou, puis arrière et demi d'ouverture à Lourdes avant de s'installer à la mêlée, Pierre Berbizier décrypte : « Le rapport espace-temps n'est pas le même. Il est plus court à la mêlée. Du coup, il est plus facile de passer de la mêlée à l'ouverture que l'inverse. L'ouvreur dispose de davantage d'espace et de temps pour créer le jeu. Peu de demis d'ouvertures de formation se sont adaptés à la mêlée. »
En club, Dupont est de ceux-là, tout comme Jean-Louis Bérot, Berbizier, Morgan Parra, Frédéric Michalak, Jean-Baptiste Élissalde et Baptiste Serin. Ou Jérôme Gallion, qui évoluait ailier en juniors. « Beaucoup d'autres l'ont fait avant lui, effectivement, souligne Jean-Pierre Élissalde, qui avait fait le chemin inverse en fin de carrière, mais pas aussi bien car il est unique », en évoquant le prodige toulousain (27 ans).
« Quand tu as joué demi de mêlée, tu te régales en passant à l'ouverture car tu comprends ce qui se passe devant. Tu as du temps pour lire le jeu et tu en profites »
Jean-Louis Bérot, ancien demi de mêlée et d'ouverture
« Un demi de mêlée doit avoir une relation forte avec ses avants. Il doit être lié amicalement ou affectivement avec eux pour vraiment s'exprimer dans le jeu. Tant il colle au jeu des avants, il lui faut aimer ce qui se passe dans le pack, le combat, la conquête...En retour, il va toucher beaucoup de ballons, plus qu'à l'ouverture, avec le sentiment de peser directement sur le jeu de son équipe. Alors, quand tu as joué demi de mêlée, tu te régales en passant à l'ouverture car tu comprends ce qui se passe devant. Tu as du temps pour lire le jeu et tu en profites. C'est bien plus confortable », développe Bérot qui, sous le maillot du Stade Toulousain dans les années 1960, fut le premier demi de mêlée international à évoluer ensuite à l'ouverture, et le premier des ouvreurs, en club, à monter à la mêlée. « Ce qui diffère aussi, c'est le jeu au pied, assure Berbizier. Le demi de mêlée va beaucoup utiliser le jeu au pied de pression, en particulier"dans la boîte", c'est-à-dire haut et relativement court derrière ses avants pour mettre l'adversaire en difficulté,alors que le demi d'ouverture va distiller un jeu au pied long et croisé pour occuper le terrain. »
Plutôt limité dans ce registre quand il a débuté à Auch, Dupont n'a pas été sollicité, les cadets et les juniors auscitains développant le jeu debout et l'attaque tous azimuts. « En juniors Taddeï (Championnat de France des sélections régionales), son jeu au pied n'était vraiment pas bon, sourit Milhas qui, à Castres, lui a fait travailler d'arrache-pied ce domaine technique. « Aujourd'hui, son jeu au pied est remarquable, admire Berbizier. Et il est sans doute meilleur, plus long et plus précis, que la plupart des ouvreurs actuels du Top 14. » Ce qui lui permet de passer de 9 à 10 sans pénaliser son équipe. « Il faut dire qu'il retrouve son poste d'origine et s'adapte facilement, conclut Berbizier. D'autant qu'à Toulouse, il est dans un contexte favorable. » Le jeu toulousain, debout et en recherche d'intervalles, se prêtant parfaitement au talent de son ouvreur de dépannage.