
Ce sont les fiefs respectifs des Azéma et des Goutta, les familles des entraîneurs catalans de Clermont-Ferrand, qui reviennent pour la première fois ensemble sur ces terres qui les ont forgés. Franck et Bernard s'y sont connus à travers l'USAP, où ils ont notamment été les jeunes adjoints de Jacques Brunel lors du Brennus de 2009. Mais il fallait bien l'institution rugbystique pour faire se croiser deux trajectoires géographiques et sociales différentes. Nous sommes revenus sur les traces de leurs premiers élans ovales, où transpiraient déjà les fidélités, les passions et les convictions qui les animent encore aujourd'hui.
Azéma, dans l'ombre du Canigou
Tout autour de la pelouse du stade Puig-Aubert d'Arles-sur-Tech, on a posé un grillage. Christian Picamal en pointe les fondations en béton. La terre y est retournée, dense, humide. «Ce sont les sangliers qui ont fait ça, explique-t-il. Il y en a partout ici. C'est pour eux, ce grillage.» Ce labour ne risquait pas d'être causé par des crampons. Bercée par le ronronnement joyeux du Tech qui dévale à quelques mètres de là, cette magnifique petite enceinte de village bordée de pins parasols semble ensommeillée dans l'ombre du mont Canigou. «On avait une pépinière de bons joueurs : Puig-Aubert était originaire d'ici, Guilhem Guirado a commencé ici... Et maintenant... Si ce n'est pas dommage de voir ça», soupire Picamal.

Bruno Azéma, frère de Franck et Christian Picamal, premier entraîneur du manager de l'ASM, à Arles-sur-Tech. (S. Thomas/L'Equipe)
La nostalgie d'un formateur, qui s'est consacré au club de rugby local pendant des années, affleure. Picamal a été le premier entraîneur de Franck Azéma, quand celui-ci a touché ses premiers ballons, ici, à la fin des années 1970, sous le maillot vert d'Arles. «Franck est tombé dans une marmite, explique son père, Daniel, lui-même ex-joueur puis éducateur. Les deux frères de Franck, Bruno et Pierre, ont joué aussi. Pierre, c'est celui qui avait le plus de moyens. Mais il s'est blessé. Franck a toujours été mordu. Petit, il n'aurait loupé un entraînement pour rien au monde.»
EN BREF
Franck Azéma
47 ans.
Directeur sportif de l'ASM depuis 2014. (2010-2014 : coach des arrières.)
Joueur en équipe première de Céret (2001-2002), entraîneur (2002-2004).
2009 : champion de France avec Perpignan (entraîneur des arrières).
Christian Picamal exhibe deux-trois clichés sépia de Franck gamin. Avec Daniel Azéma, ils se font historiens, et le Vallespir et son rugby revivent soudain. Dans cette vallée des Pyrénées, le ballon ovale a longtemps eu une place importante. Chaque village avait son équipe, avec des joueurs du cru. Pendant les derbys, tout le monde se sentait concerné. Aux alentours, les mines de fer de Batère ont longtemps rythmé le quotidien. Aujourd'hui, à l'entrée D'Arles (2 700 hab), seul subsiste du passé un immense squelette métallique d'anciens fours. «On avait des scieries, des chocolateries... Jusqu'aux inondations de 1940. On ne les a pas vécues mais c'est ancré dans la mémoire collective. Peut-être que ça a juste précipité quelque chose d'inéluctable», philosophe Bruno Azéma, le frère de Franck, qui s'est joint à Picamal.

Franck Azéma (au premier rang, deuxième en partant de la droite) et ses jeunes coéquipiers d'Arles-sur-Tech. Il a commencé le rugby en poussin. (DR)
Les eaux avaient tout emporté, et c'est comme si le rugby suivait aujourd'hui. Sur le vestiaire, un club de foot a posé sa patte d'ours, son emblème local, récemment. Et sur la pelouse, ils ont même incrusté leurs cages devant les poteaux des rugbymen. Sacrilège ! C'est Christian Picamal qui les avait plantés, et, en riant sous cape, il fait remarquer que la barre transversale d'un des buts est loin d'être d'équerre... Les deux hommes sortent de l'enceinte et constatent que sur le fronton de l'entrée, tout juste repeint, personne n'a pris la peine de réinscrire le nom du stade...
«On rappelle toujours à Franck qu'il nous a fait descendre quand il nous a entraînés» Laurent Quintana, dirigeant de Céret
«On y joue encore parfois au rugby, quand c'est le match entre "Barri d'amont" et "Barri d'aval", c'est-à-dire entre les quartiers haut et bas de la ville, au début de l'été... Mais c'est tout», sourit Bruno Azéma. Il conduit jusqu'à la petite ville de Céret, à une quinzaine de kilomètres. C'est là que tous les villages du Vallespir ont rassemblé les différents clubs sous une même structure. C'est le Noël de l'école de rugby, mais dans les discussions des éducateurs, on sent un peu d'inquiétude, moins de deux semaines après la mort de Nicolas Chauvin, ce jeune du Stade Français décédé après un plaquage à deux. Ici aussi les effectifs d'enfants baissent. Cinquante gamins de moins en deux ans... Et si, le 9 décembre, tout le club a vibré pour la réception de Narbonne, le prestigieux voisin tombé en Fédérale 1, avec une victoire (33-23) devant 2 000 spectateurs, la gueule de bois n'a pas tardé.

Les enfants de l'école de rugby de Céret. (S. Thomas/L'Equipe)
Céret a subi la loi de Valence-Romans (10-54). Sévère mais contemporain, un rugby à deux vitesses, à tous les étages. Laurent Quintana, dirigeant du club, élude et préfère chambrer Bruno : «On rappelle toujours à Franck qu'il nous a fait descendre quand il nous a entraînés !» C'est qu'Azéma a débuté une carrière d'entraîneur ici. Il avait répondu à l'appel d'un vieil ami, Jérôme Pradal, partenaire chez les jeunes à l'USAP. L'idée était de s'offrir un dernier tour ensemble, au plus près de ses racines. L'ami sourit : «C'est toujours sympathique de finir là où tout a commencé.»
Goutta, l'héritage harki
Tout autour de la pelouse du stade Serge-Toreilles de Baixas, on a posé un grillage. Jean-Luc Marot le balaie du regard et explique qu'il est purement réglementaire, réponse aux exigences fédérales pour organiser des matches de phase finale. Toute une atmosphère renaît dans le récit de cet ancien trois-quarts centre, qui prend corps quand il ouvre la porte des tribunes. Ici, avants et trois-quarts faisaient vestiaire à part, deux petits réduits sommaires aux bancs violets.

Jean-Luc Marot, avec qui il a débuté le rugby en club au stade Serge-Toreilles de Baixas. (S. Thomas/L'Equipe)
Le couloir vers la pelouse est une ruelle étroite où les épaules devaient se frotter. Et où les esprits s'échauffaient. «Je me souviens d'un derby... La générale était partie là, s'étonne encore Marot. Les avants étaient tout juste sortis du vestiaire, un des nôtres a trébuché, en tombant il s'est accroché au maillot d'un adversaire, qui a mal interprété... C'est parti comme ça et nous, les trois-quarts, on se demandait si on devait sortir !» C'est dans cet univers que Bernard Goutta a touché ses premiers ballons de rugby, au début des années 1980, et Marot se félicite de l'y avoir traîné.
«Notre histoire a commencé au collège de Rivesaltes, en cinquième, convoque Marot, en nouant sur ses épaules le maillot bleu et blanc de l'époque. J'ai vu Bernard jouer pendant des rencontres interscolaires, j'ai remarqué qu'il était athlétique et je l'ai incité à me rejoindre. J'avais dit aux entraîneurs de Baixas qu'il ne fallait pas le laisser à la concurrence ! Il ne faut pas oublier qu'au départ c'est un footeux, il jouait sur le terrain de sable derrière la cité du Réart...» Les HLM du Réart, où la famille Goutta était installée, c'est tout un pan de l'histoire de la plaine catalane. Ils ont été construits au milieu des années 1970 pour accueillir les harkis parqués jusque-là dans le camp de Rivesaltes.
«Le rugby nous faisait oublier nos malheurs» Kader Goutta, frère de Bernard
Cet immense complexe militaire de 600 hectares a servi, à partir des années 1940, de camp de concentration pour l'occupant allemand, puis d'internement pour l'État français. Le patriarche Goutta, Kouider, y a échoué en 1962, après une carrière dans l'armée française qui l'a vu servir en Indochine puis dans son Algérie natale, avant le déchirement de l'exil vers une terre de non-accueil. Depuis 2015, un mémorial rappelle les conditions de vie terribles des familles bloquées là. La semaine dernière, il y faisait beau, on apercevait très clairement le mont Canigou enneigé à l'horizon, les éoliennes proches et, malgré le ronronnement de l'autoroute toute proche, un étrange silence s'insinuait entre les ruines des baraquements. Silence encore plus dérangeant quand on lit, dans le musée, en contrebas, le souvenir d'un enfant d'ici : ses parents lui racontaient que tout le camp résonnait en permanence des cris de faim des gamins.

Le mémorial du camp de Rivesaltes, où Bernard Goutta, comme des milliers de harkis, a passé les premières années de sa vie. (S. Thomas/L'Equipe)
Kader Goutta, le frère aîné, témoigne lui aussi dans une vidéo du mémorial. Il y parle des barbelés tout autour, du sentiment d'emprisonnement, de la libération d'aller à l'école. «Et le rugby aussi nous a ouvert des portes, il nous faisait oublier nos malheurs, développe Kader, avec son débit hyper rapide. Il nous a sortis de ce qu'on était ! On était éloignés, ignorés. J'ai vu beaucoup d'enfants de harkis tomber dans la drogue et l'alcool. Le rugby nous a sauvés ! J'ai été le premier à jouer et j'ai dit aux autres qu'avec, on pouvait espérer quelque chose.»
EN BREF
Bernard Goutta
46 ans.
Entraîneur des avants de l'ASM depuis 2017.
Joueur à l'USAP de 1994 à 2007, puis entraîneur des avants de 2007 à 2012.
2009 : champion de France avec Perpignan (adjoint de Jacques Brunel).
C'est peut-être ce qui a poussé Bernard à s'accrocher à ce sport découvert sur le tard. «Au début, il continuait le rugby le samedi et le foot le dimanche, se souvient Marot. Mais il a vite vu qu'au niveau de l'amitié ça n'avait rien à voir, il a arrêté le foot. Et les dirigeants ici s'occupaient de lui, ils allaient le chercher à la cité du Réart, ce n'était pas tout près !» Goutta en a conservé un attachement indéfectible au club, dont il est le parrain, et plus largement à sa région.

Bernard Goutta (deuxième rang, deuxième en partant de la droite), adolescent avec ses coéquipiers de Baixas dont Jean-Luc Marot, 1er rang, 2e à gauche. (Picasa)
Quand Goutta a dû faire le grand saut vers le professionnalisme, c'est Marot qu'il a appelé pour demander conseil. Il pratiquait alors le XIII à Pia, bossait chez But. Jusqu'à un coup de fil de l'USAP. «Je lui ai dit "mon gars, fonce, tu verras bien ! "Mon seul regret, c'est qu'on s'était promis de faire une dernière saison ensemble, en tant que joueurs. Il est venu faire les entraînements en août, mais à la reprise, en septembre, ce n'était plus compatible avec ses nouvelles responsabilités d'entraîneur à l'USAP.» C'est sûr, ça aurait été sympathique de finir là où tout avait commencé.