Jean-Claude Guillebaud, Sud-Ouest-Dimanche 24 janvier 2021
Cette calamité est-elle médiatique ? Les citoyens que nous sommes en sont-ils responsables ? Difficile à dire, les deux semblent vrais. Ce que j’appelle pour ma part la « machine à chagrin », c’est cette habitude monotone qui consiste à énumérer, du matin au soir, les « mauvaises nouvelles », en oubliant les bonnes. On connaît cela mais prenons quelques exemples concrets.
Chez nous, à peine arrivée la vaccination est déjà devenue une rouspétance, une colère, une lamentation. Je sais bien qu’il y a des cafouillages, des maladresses voire des erreurs de prévision, des pénuries de vaccins. J’en fais moi-même les frais en tant que « personne à risque ». Mais je trouverais fou d’oublier du même coup la formidable bonne nouvelle. Qu’on y réfléchisse un peu. Les scientifiques, à l’échelle mondiale, sont parvenus à mettre au point non pas « un » vaccin mais plusieurs qui sont déjà ou seront homologués.
Personne ne pouvait imaginer cela. Hier, il fallait dix ans ou plus. Cela signifie que nous possédons désormais « la » clé qui ouvre la porte pour échapper à la pandémie. Or, au milieu des querelles et des chipotages, je n’ai pas trouvé grand-monde capable de privilégier cette chance, plutôt que les palinodies rouspéteuses du genre « moi d’abord ». Tout problème de « timing » mis à part, l’arrivée d’un groupe de vaccins efficaces aurait dû susciter un enthousiasme spontané. On l’attend encore.
Élargissons le cadre. À l’origine, rien ne nous permettait d’espérer que l’encombrant Donald Trump serait remplacé à la Maison Blanche par un président moins brutal, moins égocentrique et surtout plus sensible à des choses comme le droit, l’égalité, le lien, la compassion, la vigilance face aux dangers sanitaires, etc. Certes, le découragement populaire dont Trump s’est emparé voici huit années était respectable en lui-même. C’est celui des pauvres et des exclus de « l’Amérique profonde ». Il est assez amer pour démoraliser à lui tout seul une population aussi nombreuse que celle des États-Unis. Mais quand un multimilliardaire sans foi ni loi joua sans scrupules avec cette colère pour prendre le pouvoir, tout devenait — déjà ! — inquiétant.
J’ajoute qu’aucune démocratie ne peut s’accommoder du mensonge dont Trump avait fait son ordinaire. En quatre années, si l’on en croit les observateurs américains, des dizaines de milliers de « fake news » (bobards) en 280 caractères maxi, ont été « crachés » à jet continu par le compte twitter du président. Cette adresse douteuse où s’étaient inscrits quatre-vingt-huit millions de « followers » avec lesquels il « gouvernait » la première puissance du monde. Aujourd’hui, rien ne nous garantit que son successeur sera un très bon président, mais au moins parle-t-il notre langue, celle de la démocratie. Même imparfaite, elle redonne déjà le sourire au monde entier, sauf aux « copies » de Trump au Brésil ou ailleurs.
Cela doit nous inciter à nous réjouir haut et fort, au lieu d’ergoter avec les Républicains d’outre-Atlantique « il aura quand même fait des choses pas mal ». En réalité, il aura surtout réussi à déshonorer à la fois l’Amérique et la démocratie.
De la même façon, on sait que l’Europe tend à s’appauvrir car c’est loin d’elle, là-bas vers l’Est, dans cet « Orient extrême », que l’avenir du monde se construit. Faut-il pour autant s’affliger que l’Occident ne soit plus le maître du monde ? Faut-il s’afficher comme des envieux éternellement chagrinés ? Pas sûr. Une société qui n’a plus le moral perd son énergie. Elle ne parvient plus à gérer avec intelligence et clairvoyance ses propres problèmes.
On connaît tous le principal : la grande pauvreté qui fait massivement retour, y compris en Allemagne. Pour paraphraser le langage des épidémiologistes, ce n’est que la « première vague ». La lutte contre la pandémie nous a obligés, nous Européens, à casser notre tirelire comme les autres nations. Il serait absurde de nous consoler en pestant contre le mauvais sort, ou contre le voisin. Mieux vaut essayer de faire face. C’est bien le moins !
jc guillebaud